d'après MONSIEUR PARENT de Maupassant
Âgé de quarante ans,
Ventru, chauve et pas très grand,
M. Parent était marié à Henriette
Depuis trois ans.
Sa jeune femme, belle et coquette,
Le traitait rudement.
Ils avaient un fils, André,
Âgé de deux ans.
Monsieur Parent
L’adorait.
Un jour, peu avant dix-neuf heures-trente,
M. Parent demanda à Julie, sa servante :
-« Madame ne va pas tarder.
Veuillez préparer le diner. »
Julie détestait sa maîtresse
Et surtout un ami du ménage,
Paul Sauvage.
Elle déclara avec hardiesse :
-« Si j’étais monsieur,
Je ne laisserai pas Madame vous mener
Par le bout du nez. »
-« Ah ! Ça oui, Julie.
Sans mon fils,
Je serais bien malheureux ! »
Parent jeta un coup d’œil dans la rue,
Puis alla s’asseoir sur le canapé.
Une porte s’ouvrit. André parut,
Souriant, joliment habillé.
Parent le saisit dans ses bras,
Le posa sur son genou
Et lui fit faire à dada,
L’embrassait sur les joues,
Les jambes, les pieds, les cheveux,
Les mains, le front et les yeux.
Malgré son cœur meurtri,
Il s’amusait encore plus que le petit.
La servante s’approcha de Parent
Et la voix tremblante d’exaspération, dit :
-« Monsieur, il est plus de sept heures et demie.
Ah ! Madame s’en soucie bien, de son enfant !
C’est une honte de le faire manger si tard.
Ça lui détruit l’estomac.
Si c’est pas pitié de voir
Une mère comme ça ! »
M. Parent racontait à son fils
Quelques histoires
Mais ne quittait pas la pendule du regard.
La préoccupation de son esprit
Lui faisait perdre le fil de son récit.
Il redoutait ce qui pouvait arriver,
Les explications qu’il n’osait imaginer,
Les propos malveillants de Julie :
La servante revint et dit :
-« Monsieur, je ne puis
Vous laisser ignorant
Plus longtemps
On rit trop de vous dans le quartier.
Si madame rentre à des heures de fantaisie,
C’est qu’elle fait des choses d’infamie…
D’ailleurs, avec M. Sauvage,…elle a fauté. »
-« Tais-toi ! »
-« Je les ai vu s’embrasser
Vingt fois.
Et Madame ne vous a épousé
Que par intérêt… »
-« Tais-toi…
Tais-toi ! »
-« Madame reproche à Monsieur
Ses habitudes, ses goûts,
Ses allures, sa rondeur, tout.
Madame a épousé Monsieur
Mais elle ne l’aime pas.
Et puis André n’est pas de vous. Voilà !
Il suffit d’ailleurs de regarder le petit
Pour connaître le père. Voilà c’est dit ! »
Parent l’avait saisi aux épaules et bégayait :
-« Vipère… ! Hors d’ici, vipère ! Va-t’en !
Je te renvoie. Va-t’en ! »
-« Monsieur n’a qu’à sortir après diner
Et rentrer un instant après…Il verra !
Il verra si j’ai menti !...Il verra ! »
-« Julie, quitte la maison immédiatement ! »
-« Bien, monsieur, je pars sur le champ. »
Alors, Parent rechercha dans sa mémoire
Des gestes suspects, des racontars,
Des absences simultanées,
Des regards inquiétants, des soupirs répétés…
Voyant qu’on ne s’occupait plus de lui,
Le petit André, assis sur le tapis,
Se mit à pleurer.
Pour le consoler,
Son père le couvrit de baisers.
Au moins, son enfant lui demeurait !
Il se rappela ce qu’avait dit Julie.
Il regarda André.
Ressemblait-il à Sauvage ? Il réfléchit :
’’ S’il me ressemblait, je serais sauvé ! ’’
Le timbre d’entrée sonna.
Parent fit un bond : ‘’La voilà !’’
Julie étant partie,
C’est lui qui ouvrit.
Sa femme et Sauvage se tenaient devant lui.
-« C’est toi qui ouvres ? Où est Julie ? »
-« Elle…elle…est…partie… »
-« Comment partie ? Où ça ? Pourquoi partie ? »
-« Je l’ai renvoyée. »
-« Mais tu es fou…Tu l’as renvoyée ? »
-« Oui, elle a été insolente. »
-« Envers qui a t’elle était insolente ? »
-« Envers toi. »
-« Envers moi ? »
-« Oui, sur toi, elle a dit
Des choses désobligeantes,…que c’était…,
Je ne fais que la répéter,
…Très malheureux pour un homme comme moi
D’avoir épousé une femme comme toi… »
-« Tu dis ?... » Très pâle, Parent répondit :
-« Je ne dis rien, ma chère amie.
Ce sont les propos de Julie. »
-« Tu as diné ? »
-« Non, je t’attendais. »
-« Écoute., j’ai rencontré Paul
En rentrant… boulevard Sébastopol
Nous avons pris l’apéritif au Grand Café… »
Elle s’interrompit, se tourna vers André
Et dit :
-« Au moins, tu l’as fait diner ? »
-« Non,…nous t’attendions, mon amie. »
Sauvage, jusque-là resté muet,
Demanda à Parent : -« Tu vas bien ? »
-« Oui, je vais bien. »
Henriette reprit :
« Et si j’étais rentrée à minuit,
Tu n’aurais pas fait diner André ? »
Sauvage s’interposa de nouveau à cet instant :
-« Henriette, comment
Votre mari pouvait-il deviner
Que vous seriez en retard pour dîner ? »
-« Il faudra qu’il prépare le repas
Car moi, je ne l’aiderai pas. »
Alors Sauvage aida Parent.
Il plaça l’enfant
Sur son siège à grands pieds,
Mit le couvert,
Tandis que Parent apportait le rôti brûlé
Et la purée de pomme de terre
Puis Sauvage s’assit à côté d’André
Pour le faire diner.
Parent regardait Sauvage. Ressemblait-il
À son fils ?
Comment pourrait-il vivre, manger,
Dormir la nuit
Avec cette pensée vrillée en lui :
’’ Sauvage, est-il le père d’André ? ’’
Comment savoir la vérité ?
Je devrais chercher toujours,
Souffrir toujours,
Embrasser l’enfant d’un autre, le promener,
L’adorer et penser à tout moment :
Peut-être n’est-il pas de moi ? ’’
Il eut un sursaut en entendant
Sa femme crier :
-« J’ai faim, moi ! » Parent se demandait :
’’Ont-ils pris l’apéritif ou s’étaient-ils donné
Un rendez-vous galant ? ’’
En tous cas, les deux mangeaient
De grand appétit maintenant !
Comme ils devaient se moquer de lui !
Est-il possible qu’on se joue ainsi
D’un brave homme, fortuné ?
Soudain, il se mit à imaginer :
’’ Je vais les surprendre dès ce soir ’’. Il leur dit :
-« Comme je viens de renvoyer Julie,
Il faut que je me procure une autre bonne.
Je vais chez nos amis Calonne,
Ils vont savoir me renseigner
Et peut-être même nous dépanner.
Je rentrerai sans doute un peu tard. »
-« Va, je ne bougerai pas d’ici.
Paul me tiendra compagnie. »
-« Bien… À tout à l’heure, je pars. »
Dès que la porte d’entrée fut refermée,
Voici quel dialogue s’ouvrit :
-« Tu es folle de harceler ton mari !
Il est ridicule de le braver. »
-« Il m’irrite par sa stupidité.
Il n’a que ce qu’il a mérité. »
-« Il ne nous gêne en rien
Et toi, tu fais tout pour le rendre enragé. »
-« Serais-tu lâche ? Tu as peur de ce crétin ? »
-« Te rend-il malheureuse ? Te bat-il ?
Te trompe-t-il ? »
-« Me reprocherais-tu de le tromper ? »
-« Je ne te reproche rien, ma chérie.
Mais ménage-le un peu ; c’est ton mari ! »
Ils s’étaient l’un de l’autre rapprochés.
-« Mon chéri,
Essaye de comprendre ceci :
Il ne m’a pas épousée, il m’a achetée.
Il me porte sur les nerfs.
Il m’exaspère.
J’ai envie de lui crier : Paul est mon amant,
Tu entends ? »
-« Apprends à dissimuler. »
-« Impossible. Je le hais. »
Alors Sauvage pencha la tête.
Leurs lèvres se rencontrèrent.
Ils s’enlacèrent
…Et n’entendirent pas Parent rentrer.
Brusquement, Henriette
S’aperçut que son mari les regardait.
Parent se jeta sur Sauvage, les poings fermés.
Il le culbuta,
Puis le saisit à pleins bras
Et voulut l’assommer :
-« Allez-vous en !
Tous les deux…allez-vous-en !
J’ai tout entendu et tout vu,…misérables !
Vous êtes des misérables !
Partez ! »
-« Paul, vous voyez bien qu’il est fou.
Puisqu’il nous chasse, venez !
Je m’installe chez vous. »
Puis se retournant vers son mari,
Elle lui dit :
-« J’emmène André
Parce qu’il n’est pas à toi.
Tout le monde le sait,
Excepté toi. »
Elle alla réveiller son enfant,
L’habilla et s’en alla avec lui et son amant.
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Parent vivait seul désormais.
Il fit à sa femme une pension, réglée
Chaque mois par son homme d’affaires.
Mais il ne cessait d’hésiter :
André était-il son fils ?
Comment le savoir ? Que faire ?
Sauvage s’occupait-t-il bien de lui ?
Le souvenir d’André hantait sa pensée.
Parent prit l’habitude de s’enivrer.
Peu à peu l’absinthe l’engourdissait.
Cinq années passèrent ainsi.
Puis un jour, rue Notre-Dame-des-Champs,
Il aperçut assez loin devant lui
Les deux amants
Tenant par la main un garçon
De huit ans environ.
C’était vraisemblablement André.
Parent s’enfuit, ulcéré,
À la façon d’un voleur,
Saisi par la peur
D’avoir été vu
Et reconnu.
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Les années se succédaient.
Parent allait à la mort sans s’agiter.
Il ne pensait guère plus à présent
Au drame où avait sombré sa vie
Car s’étaient écoulé vingt ans
Depuis cette affreuse nuit.
Se sentant mieux au début de l’été,
Il décida d’aller déjeuner
Au Pavillon Henri IV, à Saint-Germain.
Il parlait à son voisin
Quand il entendit
Parler près de lui
Une femme qui semblait fatiguée :
-« Paul, prenons cette table, mon chéri
Et André, assieds-toi près de moi, ici. »
L’homme avait les épaules un peu voutées.
Et le prénommé André était grand,
Mince, souriant, élégant.
Parent pensa : ‘’Je les tiens.
Je vais me venger. Je les tiens.’’
Il s’approcha : « C’est moi ! Me voilà !
Vous ne m’attendiez pas ? »
Les trois autres l’examinaient attentivement.
-« Regardez-moi ! Je suis Georges Parent !
Vous pensiez que c’était fini,
Bien fini
Et que vous ne me reverriez jamais,
Plus jamais.
Eh bien, non, me voilà !
Et nous allons nous expliquer. »
Henriette, effarée, murmura :
-« Oh ! Mon Dieu ! Ce n’est pas vrai ! »
Avec des yeux ahuris,
Sauvage dit :
-« Je t’ai reconnu… »
-« Voici le moment venu !
Vous deux, vous m’avez trompé !
Et je vais t’apprendre à toi, André,
Qui sont ces gens…
Moi, je suis ton père…
Regarde, ils me reconnaissent maintenant. »
À ces mots, André,
Le regard interrogateur, l’air sidéré,
Se tourna vers sa mère.
Parent reprit :
-« Dites-lui
Que je m’appelle Georges Parent.
Dites-lui que je suis son père
Puisqu’il s’appelle André Parent,
Puisque tu es ma femme et sa mère,
Puisque, vous trois, vous vivez de mon argent,
De la pension de dix mille francs
Que je vous fais
Depuis que je vous ai chassé
De chez moi.
Dites-lui pourquoi
Je vous ai chassé…
…Par ce que je vous ai surpris
…En train de vous embrasser ! »
-« Paul empêche-le de continuer ; qu’il se taise !
Qu’il ne dise pas cela devant mon fils,
Qu’il se taise ! »
Alors, Paul murmura d’une douce voix :
« C’est mieux en effet, Georges, tais-toi. »
Puis se tournant vers André,
Parent s’est exclamé :
-« Écoute, toi :
Quand ta mère est partie de chez moi,
Elle t’a emporté
Et m’a juré
Que je n’étais pas ton père,
Mais que ton père,
C’était lui,
Paul Sauvage. A-t-elle menti ?
Et vous Henriette, je vous somme
De me dire qui est
Le père de ce jeune homme.
Et toi, Paul, s’il te plait,
Dis-moi : Es-tu le père de ce garçon ?
Parle, allons !
Si tu ne veux pas me le dire à moi,
Dis-le à André. Il a le droit
De savoir qui est son père.
Réponds, misère !
Henriette, elle, je parie qu’elle ne le sait pas,
Parbleu !
Puisqu’elle couchait avec nous deux…
…Personne ne sait, ah ! ah ! ah !
Tiens, André demande-lui,
À Paul…Demande-lui
Et tu pourras choisir.
Oui, André, tu pourras choisir
…Lui ou moi…Choisis.
Bonsoir…J’ai fini ! »