Mon cycle indien continue et boum, c’est la révélation : j’ai lu Le jeûne et le festin d’Anita Desai. On est loin ici des histoires de famille gentillettes à la Rohinton Mistry, avec ses papas au grand cœur, ses mamans dévouées et ses enfants innocents. C’est un roman et bien plus qu’un roman : on plonge au cœur de la vie d’une famille indienne de Calcutta, au cœur d’une réalité étouffante, magnétique et aliénée.
L’époque est indéfinie (années 50, 60 ? On pourrait être aussi bien au moyen âge par certains aspects), leur situation sociale est suggérée par petites touches (une famille traditionnelle, petite bourgeoise). Nous voyons la réalité par les yeux de la fille aînée, Uma, dont le QI ne doit pas dépasser les 80 points, laide, maladroite, écervelée, amoureuse des petits oiseaux qui se nichent dans le grand figuier du jardin. Uma a une soeur, Aruna. Elle est presque sortie de l’adolescence quand sa mère accouche du garçon tant attendu. A la suite de cette naissance, ses parents la retirent de l’école et la chargent des soins de son petit frère. Ils essaient désespérément de la marier et échouent lamentablement par deux fois, les prétendants se servant d’Uma pour récupérer la dot. Le père d’Uma la houspille : « tu ne fais que nous coûter de l’argent ! » alors que quelques jours auparavant il a refusé de la laisser accepter un emploi rémunéré (elle a passé 30 ans !). Uma est condamnée à rester vieille fille et à servir ses parents sous la férule de qui elle est littéralement captive, corps et âme. Elle a à peine le droit d’utiliser le téléphone (que son père verrouille dans un coffre) et de sortir prendre un thé chez une missionnaire américaine. Même admirer sa collection de cartes postales elle doit le faire en cachette. Une fois, sa tante, veuve pélerine, l’amène dans un ashram sur les contreforts de l’Himalaya ; Uma y expérimente une manifestation spirituelle dont les effets se rapprochent de la crise d’épilepsie ; au bout d’un mois elle est ramenée de force chez ses parents. Par deux fois, Uma a failli s’engloutir dans le Gange (mais les occasions sont rares car ses parents redoutent ces endroits pesteux) : coïncidence malencontreuse ou désir de dissolution dans les eaux profondes ?
Tout ceci, et bien d’autres choses – le mariage d’Aruna, les espoirs grandiloquents placés sur la tête du pauvre Arun, la jolie, belle et intelligente cousine Anamica tabassée par sa belle-mère sous les yeux de son mari, les non-dits, les conventions de marbre qui interdisent les parents d’Anamica d’exprimer publiquement le sort réservé à leur fille dans sa belle-famille… – nous sont contées dans ce livre, par couches successives, comme les aplats de couleur d’un tableau impressionniste. Il en résulte une impression incroyable de vie, dense, fiévreuse, cruelle, dont la puissance est corsetée derrière les murs et les apparences impassibles. Ce qui m’a surtout frappée c’est la façon dont l’auteur arrive à nous faire sentir tous les enjeux psychologiques réprimés par la force des traditions, la place subalterne des femmes, la fatalité spirituelle. Le tout est légèrement inquiétant. On s’y « sent » vraiment. Ce n’est pas une histoire qui nous est contée, c’est la vie qui nous est servie, à nous autres lecteurs occidentaux ébahis…
La deuxième partie nous fait basculer dans un tout autre univers : Arun est étudiant boursier à l’université de Massachusetts. L’irréalité américaine, ses rêves de consommation mortifère (« shop till you drop »), sa fierté ingénue, sa bonne humeur lisse et creuse sont là encore merveilleusement présentés par l’auteur (qui connaît bien le pays). C’est l’envers de l’Inde, le ying et le yang, deux corps étrangers et incompatibles. L’un n’est pas meilleur que l’autre : dans la famille d’accueil d’Arun, ni le père, ni la mère, ni le fils, ni la fille ne mangent ensemble. Chacun dans son coin poursuit ses activités (bronzer ou voir « Dallas » pour la mère – ah ! on est dans les années 80). La fille est boulimique, elle ne mange que des caramels qu’elle vomit ensuite, et personne ne s’en rend compte, sauf Arun. Le père ne pense qu’à son barbecue du soir, le fils à son jogging.
Le tableau est un peu noir ? Je ne dirais pas ça. Anita Desai a un regard très aiguisé mais elle n’en fait pas des kilos. Les choses sont narrées de façon très impersonnelle, comme si tout cela était normal. Malgré tout, un point de vue perce : celui de la dénonciation de toute aliénation, quelle qu’elle soit, celle des traditions inhumaines ou celle de la consommation qui marchandise l’homme.
J’ai énormément aimé cette lecture et je n’hésite pas à placer désormais Anita Desai parmi mes auteurs préférés ! Une bonne surprise et trouvaille de ce challenge indien.