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Fernand Braudel, hérétique et pape de la "nouvelle histoire".

Par Alaindependant

« A l'occasion des dix ans de la disparition de Fernand Braudel (le 28 novembre 1985, à 82 ans), deux biographies fort complémentaires tentent de faire le tour de ce personnage imposant. Dans Braudel, Pierre Daix étudie l'historien dans son milieu, mais pour mieux reconstituer un trajet intellectuel singulier, exemplaire dans son humanité. La dimension biographique ne constitue en revanche qu'un élément du Fernand Braudel de l'Italienne Giuliana Gemelli. L'essentiel est consacré à l'homme d'action, bâtisseur d'institutions culturelles, et au jeu (à un moment donné) entre un individu (si génial soit-il) et la logique lourde des organisations auxquelles il se trouve confronté. »

Allons les rencontrer.

Michel Peyret


Braudel, sa vie, sa mer. Par Pierre Daix et Giuliana Gemelli, 

Braudel, sa vie, sa mer. Par Pierre Daix et Giuliana Gemelli, deux approches complémentaires, l'une amicale et intime, l'autre plus distanciée, du trajet de l'historien qui mit le premier une mer à la place du roi. Pierre Daix, BRAUDEL. Flammarion, 566 pp., 150 F. Giuliana Gemelli, FERNAND BRAUDEL, préface de Maurice Aymard, traduit de l'italien par Brigitte Pasquet et Béatrice Propetto Marzi. Odile Jacob, 378 pp., 160 F

JEAN-BAPTISTE MARONGIU

7 SEPTEMBRE 1995

Lorrain ayant tourné le dos à l'intérieur des terres pour ne se sentir chez lui que dans la vaste Méditerranée, pédagogue hors pair sans véritable disciple ni école, marginal de l'Université et inégalable entrepreneur intellectuel international, Fernand Braudel n'en fut pas à un paradoxe près. Ce travailleur méticuleux et acharné vouait son destin à la fortuna, à la chance, comme un prince de la Renaissance italienne, et, finalement, il aura peut-être été le dernier des intellectuels heureux.

Romancier, essayiste, historien de l'art, Pierre Daix rencontre Fernand Braudel au début des années 60. Une solide amitié se noue alors entre ces deux hommes que séparent vingt ans d'âge mais qui ont vécu l'expérience de la captivité en Allemagne au cours de la Seconde Guerre mondiale, l'officier Braudel à Mayence et Lübeck, le résistant Daix à Mathausen.

Le biographe est certes acquis à son modèle, mais il a pu se renseigner à la source. Après sa naissance à Luméville-en-Ornois, le 24 août 1902, au hasard de vacances de son père instituteur, on suit le petit Fernand dans son enfance lorraine, chez sa grand-mère paternelle. On le retrouve au collège dans la banlieue parisienne, camarade de classe d'un Jean Gabin, cancre et perpétuel redoublant. Puis à Paris, au lycée Voltaire et à la Sorbonne, et bientôt agrégé d'histoire (à 21 ans!) en 1923. S'il choisit l'histoire et une carrière qui devrait se terminer au mieux à Bar-le-Duc, c'est que son père lui a interdit de devenir médecin.

L'obscure indication du maître des Annales

La vie de Braudel telle que la décrit Pierre Daix se déroule comme un déracinement perpétuel, autant dire une suite d'enracinements successifs. Voici qu'il enseigne au lycée de Constantine en Algérie, puis fait son service militaire dans la Ruhr occupée, et revient à Alger où il va rester six ans, jusqu'en juillet 1932. En 1927, il s'embarque dans un mariage sans lendemains et choisit le sujet de sa thèse: «Philippe II et la Méditerranée.» En se consacrant au fils triste de Charles Quint, il a décidé de devenir seiziémiste. Il s'en ouvre dans une lettre à Lucien Febvre, qu'il ne connaît pas. Febvre lui suggère de décentrer son sujet, de regarder du côté des Barbaresques, de mettre la Méditerranée à la place du roi.

Braudel ne saisit pas encore la portée de l'obscure indication du maître des Annales. Il fallait attendre, comme l'écrit Pierre Daix, la «naissance », avant celle du décentrement du sujet, du décentrement intellectuel qui va finir non seulement par gouverner sa thèse, mais sa vie».

Pour l'heure, le jeune Braudel jouit de l'existence et apprend à travailler. Ses vacances, il les passe dans les archives, à Madrid, à Gênes, à Venise, à Raguse, l'actuelle Dubrovnik. Lui qui ne conduira jamais une automobile est devenu un excellent cavalier, et s'intègre au milieu élégant et intellectuel d'Alger. Il se remarie avec une ancienne élève, Paule Pradel, bien plus jeune que lui.

De 1935 à 1937, Braudel est au Brésil. De passage à Paris, il a réussi à se faire nommer professeur dans la mission française chargée de fonder l'université de São Paulo (en font partie, comme simples chercheurs, Lévi-Strauss et Jean Maugüé, qui jalousent les émoluments substantiels d'un collègue qui a déjà un pied dans l'enseignement supérieur). Pourtant, sa nomination résulte d'un concours de circonstances: le titulaire de la chaire venait de se suicider et le bateau pour le Brésil attendait. Braudel a pris le large et, selon ses propres mots, il est «devenu intelligent».

Pierre Daix le rappelle: «Le déplacement non plus seulement géographique mais chronologique et culturel» structure désormais ses intérêts. Braudel a 35 ans et change de sujet de thèse, non plus Philippe II et la Méditerranée mais la Méditerranée à l'époque de Philippe II. L'inversion est de taille et débloque son écriture. De surcroît, la chance reste de son côté: dans le navire qui le ramène en Europe, il rencontre le grand Lucien Febvre, de vingt ans son aîné, fondateur avec Marc Bloch des Annales, professeur au Collège de France, directeur de la IVe section à l'Ecole pratique des hautes études. Cette traversée de vingt jours voit naître une amitié indéfectible, qui va infléchir le destin du jeune historien.

«Un espace de relations»

La guerre éclate. Braudel est fait prisonnier. Sa thèse, il l'écrira durant ses cinq années de captivité. De mémoire, a-t-on dit. A lire Pierre Daix, la réalité est plus nuancée: Lucien Febvre n'a pas cessé de lui envoyer ouvrages, articles et autres matériaux; Braudel lui-même a fait venir des livres de la riche bibliothèque de Mayence" La thèse sera soutenue en 1947. C'est un triomphe. Pour la première fois, une mer est promue personnage historique.

C'est à une prise de conscience du rôle de l'espace dans les relations humaines que nous convie la Méditerranée, car «l'espace braudélien est un espace de relations». Pierre Daix reconstitue magistralement l'apport de Braudel à la «nouvelle histoire», ses oeuvres majeures après la «  Méditerranée », ­ «  Civilisation matérielle, économie et capitalisme » (1979) ­ et son dernier ouvrage (inachevé), « l'Identité de la France ».

Les fortunes variées de Fernand Braudel dans ses démêlés avec les institutions occupent également Pierre Daix. Son élection au Collège de France, les conflits avec la Sorbonne (l'historien n'y sera jamais admis), sa lutte pour une faculté des sciences sociales (qui ne verra jamais le jour), l'institution de la VIe section à l'Ecole pratique des hautes études, la création de la Maison des sciences de l'homme, le débat entre la «nouvelle histoire» et le structuralisme, les relations avec les fondations américaines, l'impossible transmission de l'héritage culturel et académique, ses rapports avec ses successeurs, souvent tendus."

Evidemment, les biographies de Pierre Daix et Giuliana Gemelli se recoupent sur plusieurs points, mais elles ne superposent jamais. Sur l'action publique de Braudel, par exemple, Pierre Daix est plus attentif aux relations entre les hommes, à leurs intérêts, à leurs passions, toujours très au fait des aspects braudelo-français des questions. Giuliana Gemelli, italienne et historienne des institutions culturelles, n'a pas oublié les leçons d'un Pierre Bourdieu et est plus attentive au contexte international des activités de Fernand Braudel. Par exemple, le jeu subtil de l'historien avec la fondation Rockefeller d'abord et la fondation Ford ensuite est replacé à l'intérieur de la «discontinuité du paradigme scientifique de part et d'autre de l'Atlantique» au moment où, «au provincialisme américain s'opposait en tout cas l'étroitesse de vue française».

Une rencontre marquée de «malaise et nostalgie» de part et d'autre: à cause de la perte de la trame narrative chez les historiens américains; à cause de la différence des «niveaux d'intégration des institutions universitaires et de recherche dans les structures de décision économique ou d'organisation des entreprises» du côté français.

La radicalisation de l'importance de la longue durée a créé une fracture impossible à combler entre événement et structure, et déjà l'histoire commençait à se faire sans Braudel, pourtant au sommet de sa gloire. Figure charnière, conclut Giuliana Gemelli, il fut «le dernier grand interprète d'un modèle inédit d'histoire universelle et le précurseur d'une reconversion du rôle intellectuel de l'historien».

MARONGIU Jean-Baptiste


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