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"Une critique du politique" comme aspiration à briser les chaînes de l'esclavage

Par Alaindependant

Michael Löwy nous invite «  à commencer par la fin, c'est-à-dire par le manifeste de la collection « Critique de la Politique », collection qu'il considère comme le lieu décisif par lequel la Théorie critique transite en France. »

« Son manifeste, poursuit Michael Löwy, oppose à l'idée positiviste d'une « science du politique », la nécessité d'une critique de la politique qui soit une critique de la domination ­ et pas seulement de l'exploitation ­ du point de vue des dominés, ceux pour qui, comme l'écrivait Walter Benjamin, l'État d'exception est la règle. Cette réflexion s'exercerait en trois directions : a) une critique sociale de la domination, dans le sillage de l'École de Francfort ; b) une critique de la raison politique, visant les points aveugles de la pensée occidentale ; c) les critiques pratiques de la politique, c'est-à-dire les insurrections et révolutions qui ont tenté d'abolir la division entre maîtres et esclaves. L'enjeu de cette « critique du politique » n'est pas la « modernisation de l'État », mais l'aspiration à briser les chaînes de l'esclavage. " 

C'est en cela que Miguel Abensour occupe une place singulière dans le paysage de la théorie politique en France. Comment ne pourrions-nous pas être intéressés et concernés ?

Michel Peyret


Autour de Miguel Abensour

Anne Kupiec et Étienne Tassin (dir.), Critique de la politique. Autour de Miguel Abensour, Paris, Sens & Tonka, 2007, 615 pages ; Miguel Abensour, Hannah Arendt contre la philosophie politique ?, Paris, Sens & Tonka, 2007, 262 pages ; Martin Breaugh,L'expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique, Paris, Payot, coll. « Critique de la Politique », 2007, 405 pages.

Miguel Abensour occupe une place singulière dans le paysage de la théorie politique en France : celle d'une radicalité intraitable qui pense la politique « contre les forces de la domination et les machines d'inégalité » (Anne Kupiec). Comme le rappelle Sonia Dayan, il s'est inspiré de la première Théorie Critique, celle de la Zeitschrift für Sozialforschung de Francfort, pour réfléchir à contre-courant des idées reçues de la vulgate néolibérale actuelle. Je voudrais, dans cette note, explorer le champ ouvert par les recherches de Miguel Abensour à travers la discussion de trois ouvrages récents : un recueil d'articles « autour » de notre auteur, un livre de celui-ci sur Hannah Arendt, et un des derniers ouvrages parus dans la collection « Critique de la Politique » qu'il dirige chez Payot.

Le volume Critique de la politique rassemble des communications présentées lors d'un colloque international à l'UNESCO, à partir de, ou autour de ses écrits, sans préoccupation d'orthodoxie ou de cohérence doctrinaire. Participent à cet ensemble, qui témoigne du rayonnement planétaire de son  oeuvre, des auteurs brésiliens (Olgaria Matos, Marilena Chaui), espagnols (Reyes Mate, Jordi Riba), allemands (Dolf Oehler), italiens (Roberto Esposito), argentins (Horacio Gonzalez), grecs (Vicky Iakovou), canadiens (Gilles Labelle), belges (Marc Richir, Anne-Marie Roviello), chiliens (Cristina Hurtado), turcs (Zeynep Gambetti) et, bien entendu, français : Élisabeth de Fontenay, Numa Murard, Martin Legros, Monique Chemillier-Gendrau, Jean Lacoste, Éliane Escoubas, Catherine Chalier, Martine Leibovici, Géraldine Muhlman, Jacques Taminiaux, Éric Tassin parmi beaucoup d'autres.

Commençons par la fin, c'est-à-dire par le manifeste de la collection « Critique de la Politique », publié en annexe du volume. Comme le rappelle Antonia Birnbaum, cette collection de livres publiée par Miguel Abensour aux éditions Payot, qui commence au milieu des années 1970 avec L'Éclipse de la Raison de Max Horkheimer et le Discours de la Servitude Volontaire d'Étienne de La Boétie, n'est pas une collection « universitaire », mais le lien décisif par lequel la Théorie Critique transite en France. Son manifeste, qui est peut-être le document le plus important de ce volume, oppose à l'idée positiviste d'une « science du politique », la nécessité d'une critique de la politique qui soit une critique de la domination ­ et pas seulement de l'exploitation ­ du point de vue des dominés, ceux pour qui, comme l'écrivait Walter Benjamin, l'État d'exception est la règle. Cette réflexion s'exercerait en trois directions : a) une critique sociale de la domination, dans le sillage de l'École de Francfort ; b) une critique de la raison politique, visant les points aveugles de la pensée occidentale ; c) les critiques pratiques de la politique, c'est-à-dire les insurrections et révolutions qui ont tenté d'abolir la division entre maîtres et esclaves. L'enjeu de cette « critique du politique » n'est pas la « modernisation de l'État », mais l'aspiration à briser les chaînes de l'esclavage

Ce texte, que je tiens pour un des plus intéressants manifestes de la théorie critique contemporaine en France, donne le « ton », non seulement de la collection des livres, mais aussi, et surtout, des écrits d'Abensour, qui n'a jamais, soit dit entre parenthèses, voulu publier dans sa propre collection.

Le recueil ici recensé contient un échantillon de cette écriture : un brillant essai de notre auteur sur « Le Rouge et le Noir à l'ombre de 1793 ? » qui se joue allègrement des frontières disciplinaires entre littérature, histoire et théorie politique, pour esquisser un regard nouveau et inattendu sur le chef d' oeuvre de Stendhal.

L'ambition de l'essai dépasse le roman du 19e siècle : il s'agit de mettre en pièces l'affirmation dogmatique et conservatrice de Leo Strauss, pour qui la modernité conduit à un rapetissement de l'humanité et à la disparition de l'héroïsme. C'est précisément la question qui tourmentait Stendhal : l'héroïsme est-il encore possible dans la société moderne, si prosaïque, si « anti-héroïque » ?

Pour Abensour, l'héroïsme est une dimension constitutive de la Révolution, une qualité magnétique, électrisante, des temps révolutionnaires, des temps d'enthousiasme et d'effroi, où on est prêt à risquer sa vie pour le combat émancipateur. Mais comment être héroïque dans des temps contre-révolutionnaires, comme l'époque de la Restauration, celle où vit Julien Sorel, le principal personnage du roman de Stendhal ? Contre les lectures superficielles, qui ne voient dans le jeune Sorel qu'un ambitieux frustré, l'essai montre qu'il s'agit plutôt d'un émule de Danton, d'un individu qui, dans les mots de sa maîtresse Mathilde de la Môle « a les hautes qualités qui peuvent valoir à un homme l'honneur d'être condamné à la mort ». Ces qualités il les montre, de façon éclatante, dans son discours au tribunal qui va le condamner à la guillotine, un « discours suicidaire », un « discours de lutte de classes », digne d'un jacobin, où l'on voit un plébéien révolté manifester toute sa haine, toute sa colère contre la société de la Restauration, tout son mépris pour les classes dominantes qui l'oppriment. Bref, pour Abensour, « Julien Sorel n'est pas un enfant de Benjamin Constant et du libéralisme, mais de Danton et Saint-Just ». Si le roman semble d'abord déplacer l'héroïsme du champ politique vers le champ érotique, il revient lors de la scène du procès à la sphère politique, sous la forme de révolte jacobine contre l'aristocratie bourgeoise de la Restauration.

La démonstration est lumineuse et convaincante, et elle rend au Rouge et Noir de Stendhal toute sa force politique subversive. Mais il reste une question non abordée dans l'essai : comment concilier ce culte de l'héroïsme jacobin - ­ rappelons que Abensour est l'organisateur et préfacier d'une nouvelle édition des  oeuvres de Saint-Just - ­ avec la protestation libertaire contre l'État qui semble inspirer plusieurs des textes les plus importants de notre auteur ? S'agit-il d'une contradiction ou d'une tension dialectique non résolue ? Lecteur de Daniel Guérin et de son interprétation marxiste/libertaire de la Révolution française, j'aurais plutôt tendance à exalter les « bras nus » que leurs adversaires jacobins.

Les travaux rassemblés dans ce volume sont distribués dans sept grands chapitres : « Démocratie et conflictualités », « Démocratie et résistance », « L'esprit utopique », « L'alternative Levinas », « Adorno, Benjamin », « Le retour aux choses politiques », « Héroïsme et sublime ». Outre les auteurs déjà mentionnés, il y est question de Spinoza et de Marx, de William Morris et de Hannah Arendt, de Franz Kafka et d'Ernst Bloch. Comme tout recueil, il est inégal, même si la plupart des travaux sont intéressants. Parmi ceux-ci, un remarquable article de Guy Petitdemange sur Walter Benjamin en tant qu'intellectuel insurgé, qui ne se plie pas à l'ordre des choses, qui ne s'assouplit pas, mais appelle au combat sans merci, à l'affrontement nécessaire ; et un très beau papier d'Enzo Traverso sur le « privilège épistémologique » des penseurs exilés ­ Victor Serge, Hannah Arendt, Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Günther Anders ­ ces outsiders, ces trouble-fêtes, ces avertisseurs d'incendie, qui furent parmi les premiers, et pendant longtemps (presque) les seuls, à prendre conscience des catastrophes du 20e siècle : le Goulag, Auschwitz, Hiroshima.

Je vais me limiter à un bref commentaire sur un des articles, celui de Max Blechman, « Penser l'émancipation autrement », parce qu'il est le seul à tenter de parcourir les fils conducteurs de la théorie politique de Miguel Abensour à partir de sa re-lecture de Marx. Le point de départ est le concept de « nouvel esprit utopique », formulé à partir d'une constellation dont les étoiles sont William Morris, Pierre Leroux, Gustav Landauer, Martin Buber, Ernst Bloch, Walter Benjamin. La thèse de doctorat d'Abensour, jusqu'ici inédite, ­ce qui est fort dommage, soit dit en passant, ­qui avait suscité l'admiration d'Edward Palmer Thompson par sa lecture de William Morris et par sa vocation à réveiller les marxistes de leur sommeil positiviste, est un moment important dans cette recherche d'une écriture utopique ouverte et anti-autoritaire, que n'ignore pas les critiques de Marx aux socialistes dits utopiques. Le Marx qui intéresse Abensour est celui de la critique de l'État, celui dont l'« esprit libertaire » perçoit dans la Commune de Paris « une révolution contre l'État lui-même » et l'invention d'un dispositif ayant pour fonction d'empêcher le surgissement d'un pouvoir séparé de la société. En rupture avec le jacobinisme ­ qui ne vise qu'à s'approprier l'État, pour le mettre au service de la révolution ­ la « vraie démocratie » dont se réclame Marx signifie une Aufhebung dialectique de l'État, mais pas la dissolution de l'espace politique comme le voudraient certains anarchistes.

Nous retrouvons les problématiques de la domination et de l'héroïsme révolutionnaire dans un autre contexte, en lisant le dernier livre d'Abensour, Hannah Arendt contre la philosophie politique ? Son objectif est de mettre en évidence un aspect méconnu de l'oeuvre de l'exilée juive-allemande : sa critique radicale de la philosophie politique, de Platon à Heidegger. Il s'agit d'un paradigme qui trouve sa matrice dans le célèbre « mythe de la caverne » platonicien, fondé sur la dissociation entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, sur le désir d'ordre et de stabilité, sur la valorisation de l'Un contre la pluralité, et sur la substitution du gouvernement à l'action politique collective ­ une forme de pensée qui manifeste un fort tropisme pour les tyrans et les dictateurs.

Contre ce paradigme, Hannah Arendt esquisse une théorie politique radicalement distincte qui, en renversant le platonisme, veut rendre à la praxis humaine sa puissance de dévoilement de la vérité (alitheia), en misant sur l'inventivité et la créativité de l'action politique ­ bref, une autre philosophie politique orientée vers la liberté, sans compromis avec une quelconque théorie de la domination. Emmanuel Kant ­ celui que Heine et Marx désignaient comme le philosophe de la Révolution française ­ serait à ses yeux l'inspirateur de cette nouvelle pensée, paradoxalement moins par ses écrits directement politiques que par sa théorie du jugement esthétique. Dans sa Critique de la faculté de juger Kant fonde le jugement du goût sur le sensus communis, sur un principe égalitaire commun à tous, et sur une confrontation d'opinions où « personne ne commande et personne n'obéit » ; c'est ici que l'on trouve, selon Hannah Arendt, de la philosophie politique latente de Kant, en rupture avec les errements inégalitaires, hiérarchiques et anti-politiques du courant dominant de la « philosophie politique » occidentale.

C'est dans l'épilogue, sans doute sa partie la plus intéressante et la plus personnelle de son livre, que Miguel Abensour pose la question de l'héroïsme qui donne la « tonalité » de la pensée politique de Hannah Arendt ­ un héroïsme aux antipodes du culte totalitaire du héros comme chef, guide (Führer) ou demi-dieu, chez Heidegger. Quelles sont, selon Abensour, les sources ou les modèles de l'héroïsme célébré par Arendt, fondé sur le courage et l'amour de la liberté de ceux qui préfèrent la mort à la servitude ? Serait-ce le héros chez Homère, cet homme libre, protagoniste d'une narrative épique ? Cette référence me semble problématique, si l'on prend en compte la remarque de Stendhal, citée par Abensour dans son essai sur Le Rouge et le Noir : tandis que le héros antique se distinguait par sa force physique, le héros moderne se caractérise par la force de l'âme, l'esprit, la sensibilité. S'agit-il alors de l'héroïsme de la polis grecque, de l'acteur politique qui surmonte la peur de la mort et quitte le foyer (oikia) pour risquer sa vie sur la sphère publique ? Oui, à condition de ne pas idéaliser ­ comme le fait souvent Hannah Arendt ­ la cité grecque et ne pas oublier que les acteurs politiques et les hommes libres n'étaient qu'une petite minorité des habitants adultes de la cité, la grande majorité ­ les femmes et les esclaves ­ étant exclus de la vie politique. Quant à la conception du héros chez Machiavel, à savoir, le virtuoso capable de jouer des apparences pour se distinguer et devenir visible dans la scène de l'histoire, est-ce bien celle de Hannah Arendt qui célèbre la praxis comme dévoilement de l'alitheia ?

Plus intéressante nous semble être la dernière hypothèse suggérée par Abensour : l'héroïsme révolutionnaire. Pour Arendt, les révolutions modernes sont l'espace-temps au sein duquel l'action politique a été redécouverte par l'humanité. L'héroïsme, ajoute Abensour, est « le principe énergétique de l'événement révolutionnaire » : aussi bien Marx que Tocqueville ont saisi la Révolution comme drame héroïque. La conception héroïque de la politique chez Arendt est inséparable d'une conception politique égalitaire ; elle découvre dans le « trésor perdu » des grandes révolutions modernes un héroïsme collectif et anonyme, comme celui des sans-culottes parisiens, héroïsme des sans-nom, de ceux qui résistèrent jusqu'à la mort sur les barricades en 1848, 1871, en 1936 en Espagne, en 1956 à Budapest.

L'enjeu, conclut Abensour, c'est de rompre avec l'image canonique et momifiée de Hannah Arendt comme « grande philosophe » ­ ainsi que celle, ajouterais-je pour ma part, manipulée par les idéologues de la guerre froide, d'une philosophe dont l'anti-totalitarisme est réduit à l'anti-communisme ­ pour saisir la dissidente (maverick) inclassable, dont l'idée libertaire de la politique se manifeste dans sa critique du sionisme officiel en 1944, dans sa critique de l'État-nation, dans son intérêt pour la désobéissance civile, dans sa sympathie pour Rosa Luxemburg et pour le conseillisme.

La grande vertu de ce livre, il me semble, c'est ­en paraphrasant Walter Benjamin, ­de sauver l'héritage de Hannah Arendt du conformisme qui le menace, en le déplaçant du côté de la tradition des opprimés.

L'ouvrage de Martin Breaugh sur l'expérience plébéienne est un des derniers publiés dans la collection « Critique de la politique » dirigée par Miguel Abensour. Il témoigne de la cohérence de cet ensemble ­ autour du thème de la domination et des combats pour l'émancipation ­ et de la diversité des approches et points de vue qu'il intègre.

C'est un livre original, ambitieux et porté par une perspective critique et émancipatrice enrichissante ­ quelles que soient les réserves que tel ou tel de ses arguments puisse susciter.

Son objectif est ample et novateur : examiner l'histoire et la théorie politique du point de vue du principe plébéien. La plèbe ici n'est pas une catégorie sociale mais une expérience politique : le refus de la domination, le désir de liberté, l'accession de la multitude des exclus à la dignité politique humaine. L'expérience plébéienne est un mouvement insurgent, une révolution « par en bas », une volonté d'auto-émancipation qui se traduit par l'action directe des dominés. Sa temporalité est celle de la brèche (Hannah Arendt), c'est-à-dire d'une irruption provisoire dans l'ordre de la domination, qui ne réussit pas à perdurer et prend donc une forme discontinue, tout en laissant des « traces ». Il s'agit d'une histoire méconnue, voire occultée : celle de l'affirmation politique du « grand nombre », de la plèbe, des hoi polloi

L'étude de l'expérience plébéienne se déploie dans deux grandes parties du livre : I) l'histoire politique de la plèbe ­ depuis la révolte des plébéiens de Rome jusqu'à la Commune de Paris, suivie de l'histoire philosophique du principe plébéien, de Machiavel à Jacques Rancière. II) trois grandes expériences politiques modernes, ­les sans-culottes de l'An III, les Jacobins anglais et la Commune de 1871 ­ du point de vue des formes d'organisation politique et du lien humain qu'elles ont créé.

La « scène inaugurale » de cette histoire est la sécession de la plèbe romaine sur le mont Aventin en 494 AC, révolte suscitée, comme le reconnaît l'auteur, par des motifs à la fois économiques et politiques : l'esclavage par dettes. Comme l'on sait, un représentant des patriciens, Menenius Agrippa, a convaincu les plébéiens de revenir à Rome, grâce à la fable de l'estomac (les patriciens) et des bras (les plébéiens), chacun ayant besoin de l'autre pour vivre ; il a dû aussi négocier avec les rebelles et leur accorder une forme de reconnaissance politique, par l'institution des tribuns de la plèbe. Selon l'auteur, en refusant la domination du patriarcat, la plèbe s'affirme en tant que sujet politique, et n'accepte de quitter l'Aventin qu'en raison de son intégration politique à la cité par le truchement des tribuns.

Faire de cet épisode le « moment fondateur » de l'expérience plébéienne me semble bien problématique : c'est plutôt un exemple de comment les élites dominantes neutralisent une révolte par des opérations idéologiques (la « fable ») et par l'intégration de quelques représentants à un système politique qui reste profondément hiérarchique et inégalitaire.

Plus intéressants sont les autres exemples historiques mentionnés : la révolte des Ciompi à Florence (14e siècle), avec l'établissement d'une sorte de « double pouvoir » de la plèbe ­ les popolani minuti ­ qui ressemble, selon Simone Weil, à un soviet ; le soulèvement sera vaincu par la trahison de son chef, Michele di Lando, que Weil compare à un « bon chef d'État social-démocrate » ! On retrouve le double pouvoir lors du Carnaval de Romans (1580), révolte dont le chef, le plébéien Paumier, ne trahira pas son mandat et sera assassiné par les patriciens. Enfin, la rébellion des Lazzari, plébéiens de Naples en 1647, sous la direction de Masaniello, un insurgé « intraitable » ­ selon la belle formule de Miguel Abensour, celui qui refuse le « traitement » par un système ­ qui finira par se laisser « traiter » par les patriciens, avant d'être, lui-aussi, assassiné.

Après cette brève et nécessairement incomplète histoire discontinue du combat plébéien pour la liberté politique, l'auteur s'intéresse à la genèse philosophique du principe plébéien, qui trouve son point de départ dans Machiavel. Dans son célèbre Discours sur la Première Décade de Tite-Live, le secrétaire florentin montre comment le nécessaire conflit entre les Grands, qui veulent dominer, et les petits, qui refusent la domination, est la cause première de la liberté et de la grandeur de Rome : « Les différends entre le Sénat et le peuple ont rendu la République romaine puissante et libre. »

Le problème avec cette image passablement idéalisée de la res publica romaine ­ partagée par les jacobins et une bonne partie de la gauche moderne ­ semble négliger le fait que les femmes et les esclaves ­ sans parler des peuples asservis par Rome ­ c'est-à-dire l'écrasante majorité de la population, étaient exclus de la cité. La « liberté et la puissance » de la république romaine était fondée sur l'esclavage... Comme celle, soit dit en passant, de la république américaine du 18e siècle, pour laquelle all men are born free and equal (« tous les hommes sont nés libres et égaux »), sauf, cela va sans dire, les esclaves noirs.

L'auteur reprend, dans un excursus, un concept de Claude Lefort, formulée à partir de sa lecture de Machiavel : la division originaire du social. Il s'agit d'un invariant qui structure les communautés humaines : le conflit entre « Grands » et « petits », entre la libido dominandi des puissants et le désir de liberté du peuple. Les sociétés totalitaires se caractérisent par la prétention à avoir supprimé la division et le conflit social, dans un tout harmonieux et unifié. La réflexion de Lefort est profondément juste, aussi bien comme grille de lecture de l'histoire du passé que comme critique des mystifications du stalinisme soviétique. En ce qui concerne le premier aspect, on pourrait l'interpréter comme une reformulation, sur un terrain proprement politique, de la célèbre formule du Manifeste Communiste : « toute l'histoire de l'humanité jusqu'à nous jours est l'histoire des luttes des classes ». Toutefois, pour Marx et Engels, cela était valable « jusqu'à nous jours », et ils rêvaient d'une société future, sans classes. Si la division originaire du social se veut une analyse des sociétés du passé et du présent, elle est peu contestable. Reste à savoir si le terme « invariant » vaut aussi pour l'avenir : l'opposition entre les Grands et les petits, les puissants et la plèbe, serait-elle, elle, insurmontable ? L'utopie d'une société sans « Grands » ni « petits », sans domination, sans oppression de classe ­ ce qui ne veut pas dire sans conflits ! ­ conduit-elle nécessairement au totalitarisme ? La réponse à cette question n'est pas claire, ni chez Claude Lefort, ni chez notre auteur.

Après une rapide discussion de Montesquieu et de Vico ­ tous les deux inspirés par Machiavel ­ l'auteur examine deux penseurs assez oubliés aujourd'hui : Pierre-Simon Ballanche et Daniel De Leon. La redécouverte de ces deux philosophes du principe plébéien est un des apports les plus intéressants du livre. Dans sa Formule générale de l'histoire de toues les peuples, appliquée à l'histoire du peuple romain (1829), Ballanche perçoit dans le « principe plébéien » un ressort caché non seulement de l'histoire de Rome mais de celle du genre humain. L'histoire de l'humanité est celle de la lutte entre le principe patricien, conservateur, et le principe plébéien, porteur du progrès et de l'extension de la liberté ; dans l'absence de cette lutte, comme dans beaucoup de pays de l'Orient, il y a stagnation et une civilisation pétrifiée.

Quant à Daniel De Leon, marxiste atypique, principal penseur du Socialist Labour Party des USA, et partisan d'un syndicalisme industriel révolutionnaire, son texte Two Pages From Roman History(1902) ­ que Lénine a voulu traduire en russe ­ propose une nouvelle interprétation de l'histoire des conflits sociaux à Rome, et, par analogie, dans le capitalisme moderne. Selon De Leon, les tribuns étaient issus de la bourgeoisie plébéienne, et ils se sont associés avec les patriciens contre les revendications de la multitude plébéienne. La vraie lutte à Rome était donc celle entre les propriétaires ­ aussi bien patriciens que plébéiens ­ et les plébéiens prolétaires. Les chefs officiels de la plèbe, les tribuns, ne travaillent pas en vue de mettre un terme à la condition plébéienne mais utilisent la révolte plébéienne pour consolider leur pouvoir politique. Selon De Leon, c'est, par analogie, le rôle que jouent les chefs syndicaux modérés aux USA du 20e siècle, comme Samuel Gompers, le dirigeant de l'AFL, dont le seul objectif est de minimiser les dysfonctionnements du système (capitaliste). En conclusion, l'histoire de la plèbe romaine, comme celle du mouvement ouvrier moderne, est traversée par le conflit entre le désir d'auto-émancipation de la multitude et le rôle mystificateur des « chefs de la plèbe ».

On peut s'étonner de l'absence de Marx dans cette section. L'auteur, qui considère Marx comme « un penseur incontournable de l'émancipation », ne le perçoit pas comme penseur de la plèbe comme sujet politique. D'une part, parce que la plèbe comme catégorie d'analyse n'est présente que de manière secondaire dans son  oeuvre. D'autre part, parce que, « en insistant principalement sur la dimension économique de la domination patricienne, Marx passe outre la substance proprement politique de l'expérience de la plèbe ». Si le premier argument est tout à fait recevable, le deuxième est discutable. Rappelons la célèbre première phrase du Manifeste Communiste : « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire des luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf (...) bref, oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une lutte ininterrompue ». On peut débattre du sens du terme « classe » mais le conflit entre oppresseurs et opprimés relève bel et bien d'une « substance politique »...

Résumant cette première partie, l'auteur définit les expériences plébéiennes par le désir de liberté politique, et la volonté de passer du statut d'animal laboransà celui de zoon politikon, selon la célèbre distinction de Hannah Arendt.

La deuxième partie du livre est dédiée, comme on l'a vu plus haut, à trois grandes expériences politiques de la plèbe moderne, d'abord du point de vue des formes d'organisation politique. Le premier exemple est celui des sans-culottes de la Révolution française : il s'agit de la démocratie sectionnaire, telle qu'elle se manifeste notamment dans l'insurrection contre la Gironde de l'An II et dans le soulèvement anti-thermidorien de Prairial de l'An III (1794). Plus proches de sans-culottes que des jacobins français, les jacobins anglais ­ Thomas Paine, John Thelwall et la Société de Correpondance Londonienne ­ associent, d'une façon originale, la tolérance de la diversité, l'humanisme internationaliste, le refus des « chefs » et le radicalisme égalitaire. Enfin, la Commune de Paris ­ interprétée ici essentiellement à partir des écrits de Marx ­ elle représente la tentative de remplacer l'État moderne oppresseur par des instances politiques démocratiques « communalistes », sous le contrôle populaire direct. Ces trois expériences ont en commun, selon l'auteur, une même composition sociale « plébéienne », la volonté de participation active à la chose publique, le désir d'auto-émancipation et l'invention de nouvelles formes d'organisation politique.

L'auteur esquisse, au sujet de ces expériences, un commentaire intéressant : dans le mot d'ordre sans-culotte « Du pain et la constitution de 1793 ! », ainsi que dans la transformation de l'usine en espace publique plébéien, selon le jacobin anglais Thelwall, on voit apparaître une alliance du social et du politique, une articulation, sans les confondre, des revendications politiques et économiques. On peut se demander si cette observation, qui permet, comme le reconnaît l'auteur, de relativiser l'opposition trop unilatérale de l'animal laborans et du zoon politikon, ne vaut pas pour l'ensemble des expériences étudiées dans cet ouvrage, depuis la Rome ancienne jusqu'à la Commune de 1871. Sans nier l'autonomie et la dignité du politique, n'est-il pas lié, de différentes façons, aux combats socio-économiques ?

En conclusion de son livre, l'auteur voit dans l'expérience plébéienne l'utopie d'une émancipation toujours possible et plus que jamais nécessaire.

Cette toute dernière phrase est importante : en faisant appel à une perspective utopique ­ même si c'est seulement dans le dernier paragraphe ­ l'auteur se distance d'une interprétation de l'expérience plébéienne comme un mouvement « perpétuel », toujours voué à l'échec, toujours condamné à reproduire la « division originaire du social » entre Grands et petits, bref toujours destiné ­ malgré les révoltes épisodiques ­ à la fatalité de la domination. On aurait aimé que cet aspect soit quelque peu développé par l'auteur...

Ces trois volumes témoignent, chacun à sa façon, de l'importance des perspectives ouvertes, dans le champ de la théorie politique critique, par les travaux de ­ ou autour de ­ Miguel Abensour.

Michael Löwy

Université Paris VIII, CNRS

Pour citer cet article

« Autour de Miguel Abensour », Raisons politiques 4/ 2008 (n° 32) , p. 161-171 . 
URL : 
www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2008-4-page-161.htm
DOI : 
10.3917/rai.032.0161


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