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"Ce qui la tourmente, c'est l'idée de ce nouveau coeur (...) et qu'il puisse l'envahir, la transformer, la convertir..." (Maylis de Kerangal).

Publié le 27 octobre 2014 par Christophe
Une phrase extraite de "Réparer les vivants", de Maylis de Kerangal pour ouvrir ce billet consacré à un roman d'un genre complètement différent, mais qui aborde à sa manière des sujets proches. Il va beaucoup être question d'organes dans le nouveau roman de Franck Thilliez, qui s'est beaucoup intéressé au cerveau, à son fonctionnement, mais aussi à tout ce qui, dans le corps humain, fait ce que nous sommes et depuis la nuit des temps. Dans "Angor" (en grand format au Fleuve Noir), c'est une autre manière d'appréhender la question du corps qui se pose et l'auteur nordiste parvient à entremêler sujets d'actualités, sujets historiques, craintes et questionnements contemporains. Mais surtout, diverses enquêtes qui se croisent, se complètent,  créent une sorte de toile d'araignée pour, au final, avoir une vision globale des choses. Avec, à la clé, quelques nouveaux personnages dans la galaxie Thilliez. Attention, on est dans une série, donc certains éléments sont liés aux enquêtes précédentes.
Camille Thibault est adjudant dans la gendarmerie et travaille dans une section de recherches du nord de la France. Ces temps-ci, pourtant, elle n'a pas vraiment la tête à son travail. Elle fait des rêves récurrents qui l'inquiètent, adopte des comportements qu'elle n'a jamais eus auparavant, comme cette envie de fumer, elle qui n'a jamais tenu une cigarette. Alors, elle s'interroge.
Toutes ces sensations qui l'assaillent pourraient-elles venir de ce coeur qui bat dans sa poitrine. Ce coeur qui n'est pas le sien, mais qu'on lui a greffé quelques mois plus tôt, afin de remédier à une maladie génétique dont elle souffrait. Se pourrait-il que ce coeur ait gardé mémoire de son ancien propriétaire et qu'il lui impose des comportements de cet autre qu'elle ne connaît pas mais à qui elle doit la vie ?
Alors, faisant fi des procédures et d'une certaine éthique, disons-le, elle met à profit tout moment libre pour fouiller un peu partout à la recherche d'un nom : celui d'une personne morts soudainement le jour de son opération. Elle a ce besoin viscéral de savoir à qui appartenait son coeur pour simplement mettre des mots sur ce lien invisible, un peu effrayant qu'elle ressent.
Mais, voilà que, sur une scène de crime, elle fait un malaise. Stress, fatigue, surmenage... Possible. A moins que le diagnostic soit différent. Camille arrive à un moment-charnière de son existence, ce qui va la pousser à agir comme elle ne l'aurait sans doute jamais fait jusqu'ici. Peu importent les conséquences, la gendarme n'est plus à ça près.
Dans le même temps, Franck Sharko est appelé sur une affaire des plus étranges. Alors que la Picardie est touchée par des intempéries majeures, des gardes forestiers ont fait une incroyable découverte : sous un arbre déraciné par les pluies torrentielles, une femme vivait enfermée dans un réduit invisible.
Et, vu l'état de la demoiselle, non seulement elle est là depuis un bon moment, mais en plus, tout tend à montrer que plus personne ne venait la voir. Elle n'a dû sa survie qu'aux réserves entreposées dans son cachot souterrain mais a dû vivre das une totale obscurité au point de perdre la vue, et bien pire encore, la raison.
Bien qu'en ayant vu d'autres, le bourru Sharko n'a jamais vu ça et les raisons d'une telle action le dépassent. Pourquoi enfermer quelqu'un et l'abandonner ? Pourquoi la laisser vivante dans ces conditions ? Quelle niveau de cruauté faut-il atteindre pour se comporter ainsi avec un autre être humain ? Et ce n'est pas les quelques indices laissés derrière lui par le mystérieux et principal suspect qui vont rassurer l'ex-commissaire.
Voilà de nouveaux fantômes et de nouveaux monstres à ramener avec lui à la maison, comme la boue de ce terrain où poussait l'arbre-prison sous la semelle de ses chaussures. Et, s'il y a bien quelque chose que Sharko voudrait éviter en ce moment, c'est bien cela : émettre des ondes négatives et sombres à la maison, où pouponne Lucie Hennebelle.
Eh oui, flic et maman, elle connaît ça depuis sa première enquête, menée alors qu'elle était enceinte. Depuis, bien des drames ont eu lieu dans la vie de Lucie et cette nouvelle grossesse est l'annonce d'une nouvelle page dans sa vie. Plus question de laisser son côté flic prendre le dessus. Alors, elle a pris un arrêt maternité et choie sa progéniture.
Ce qui ne l'empêche pas de mettre son nez dans les affaires de son cher et tendre. Plus encore quand celui-ci rentre à la maison et ne veut rien lui raconter de sa nouvelle affaire... Oh, la vilaine curiosité qui titille ! Non, plus question d'aller se fourrer dans les ennuis jusqu'au cou, mais jeter un oeil, juste un oeil. Un regard neuf, quoi, ça peut aider...
Sharko, lui, s'inquiète pour son chef, le jeune commissaire Nicolas Bellanger. A 35 ans, ce flic lui rappelle le jeune homme qu'il était lui-même. Un compliment ? Oui, possible, mais surtout un avertissement. Il est passé par tellement de moments terribles, Sharko, qu'il ne voudrait pas voir cet alter ego commettre les mêmes erreurs, traverser les mêmes périls, se voir vieillir prématurément, devenir blasé avant l'heure et s'approcher aux lisières de la folie...
Avant même de mesurer l'ampleur de l'enquête qui les attend, Sharko se doute que cette histoire de femme prisonnière sous un arbre cache des choses bien plus bizarres et déroutantes. Qu'encore une fois, il va falloir explorer toute la noirceur de l'esprit humain, toute la profondeur de sa perversité et de sa méchanceté. Et il ne sait que trop bien que c'est ce genre d'affaire qui pourrait pousser Bellanger au bord du précipice...
Voilà. Qu'on ne me dise pas que j'en raconte trop, je ne fais que planter le décor et rien de plus ! Simple introduction des personnages-clés de ce roman sans aller plus loin que les premières étapes. Le reste, et les détails, c'est à vous de voir, c'est dans "Angor", un thriller foisonnant où les personnages prennent parfois le pas sur l'enquête elle-même, mais sans la perdre des yeux.
Comme j'ai beaucoup évoqué la violence dans les derniers billets que je vous ai proposés, évacuons directement la question ici. Il y en a, évidemment, dans cet "Angor", mais je n'ai pas trouvé que c'était le plus violent, loin de là. Peut-être le fait de l'avoir lu juste après "Play", de Franck Parisot. Ou, plus simplement, parce que la violence est exposée différemment dans cet épisode.
On y trouve bien quelques mises en scène gratinées, je vous rassure, mais j'ai vraiment eu l'impression que la violence y était plus psychologique que physique. D'abord, parce qu'on est plongé dans un climat fort angoissant, ensuite parce qu'on n'y a très peu de repère. On touche du doigt les sujets forts du roman, mais ils s'échappent tout de suite.
Je crois aussi que l'oeil, le regard, l'image, omniprésents dans "Angor", ajoute à ce sentiment diffus de malaise. Il y a chez certains personnages comme une espèce de désincarnation qui fait froid dans le dos. Tout le monde ne court-il pas après des fantômes ? Et si la pression qui pesait depuis plusieurs romans sur Hennebelle et Sharko se fait moins forte, elle est encore là, et répartit sa masse différemment.
Bref, on est bien dans du Thilliez, même si cela nous ménage quelques surprises. Je me demandais, et j'avais dû en faire part sur les billets concernant les précédents romans de la série, quelles horreurs pouvait encore infliger l'auteur à ses personnages centraux. Enfin, il les lâche un peu, leur offre une (relative) accalmie. Hennebelle et Sharko ont eu leur content de souffrances, ce répit est mérité.
Maintenant, il y en a d'autres à malmener. Et, encore une fois, ça secoue. Physiquement, oui, mais comme souvent chez Thilliez, c'est aussi la dimension psychologique qui est la plus dure à digérer. L'auteur tord ses personnages dans tous les sens, comme pour tester leur point de rupture, jusqu'à quel point ils peuvent résister avant de perdre les pédales complètement.
Avec, au coeur de l'histoire, les interrogations de Camille sur ce coeur d'adoption qui palpite en elle. Ces questions qui nous ramène au titre de notre billet, à cette possibilité d'un lien, irrationnel mais compréhensible, particulièrement quand il s'agit du coeur, organe tellement chargé de symboles, entre le donneur et le receveur.
Un lien télépathique, une influence physique ou la puissance d'une auto-suggestion ? Sans entrer dans une dimension qu'on pourrait qualifier de fantastique, si l'on s'en tient au vocabulaire livresque, le début du roman est hanté par ce questionnement. Camille ressent ce coeur comme une autre personnalité cohabitant en elle.
On n'en est pas à parler d'étranger, de danger ou de pièce rapportée, non, ce coeur est bien trop précieux pour le dénigrer, mais le questionnement de Camille va se colorer différemment, va évoluer au fil de ses recherches. Je ne vais pas en dire trop ici, mais il y a là une thématique passionnante autour de ce coeur.
On est pas loin de la même réflexion, allez, lâchons le mot, philosophique qu'on trouve dans "Réparer les vivants", roman qui veut coller à la réalité d'une greffe cardiaque, de A à Z, avec ce paradoxe que A est la mort et Z, la vie. La question de l'identité du donneur, cet anonymat pesant, parfois, m'a rappelé des émissions que j'ai pu animer, il y a quelques années et dont je garde un souvenir très ému.
Ce mystère du don, comme point de départ d'un thriller, il fallait y penser et Franck Thilliez y parvient, en l'intégrant dans quelque chose de plus large, de plus complexe, mais où l'on ne perd jamais de vue cette quête existentielle. Dans sa détermination, dans son courage, dans son inconscience, on pourrait apercevoir, ici et là, quelques images de la Lucie Hennebelle de "La chambre des morts"...
Je lis, ici ou là, des billet ou des commentaires sur "Angor", mais j'en sors régulièrement embêté. Moi qu'on accuse sans cesse d'en dire trop, je lis des éléments qui, à mes yeux, apparaissent bien trop loin dans le roman pour qu'on les évoque au vu et au su de ceux qui ne l'ont pas encore ouvert. Je ne vois pas des spoilers partout, comme certains, mais je trouve aussi qu'il faut parfois savoir garder du mystère sur certains aspects en fonction du déroulement du récit.
Evidemment, cette histoire d'organes, d'entrée de jeu, peut laisser penser que... oui, mais à partir de quand le comprend-on au fil de la lecture ? Je ne me vois pas ici, par rapport à ce que j'ai lu, vous dire, de façon péremptoire (ou perpendiculaire, je ne sais plus...) : "en fait, "Angor" parle de..." Mais non !! Il faut laisser découvrir ça au lecteur !!
Et pourtant, j'aimerais qu'on en parle, j'aimerais qu'on évoque comment Franck Thilliez l'aborde, comment il en fait un ressort dramatique, le fil qui tisse la trame de son thriller. Mais, c'est impossible, parce que cela nous emmènerait trop loin. Alors, je me bornerai à dire que les enquêtes de ce nouveau volet semblent partit tous azimuts, mais qu'évidemment, rien n'est innocent.
Pire, je vais crier ma frustration, car, fidèle à lui-même, Franck Thilliez nous a concocté une histoire qui sera très certainement un diptyque. La fin, un peu trop rapide au goût de certains ? Mais elle n'est qu'un début, au contraire, comme ça avait été le cas avec "le Syndrome E" et "Gataca" précédemment, construits pour laisser le lecteur au seuil du coeur de l'histoire.
Oui, je suis impatient de retrouver Sharko et Hennebelle, mais pas seulement eux, voir ce qui peut advenir des différents personnages d' "Angor" et jusqu'où va nous emmener Franck Thilliez. Non, ne vous trompez pas, l'histoire ne fait que commencer et tout laisse à pense que le pire reste à venir. Que jusqu'ici, les Virgile que nous sommes, lecteurs, n'ont franchi que le premier des cercles de l'enfer...

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