Magazine Culture

[Note de lecture] Yu Jian, "rose évoquée", par Vianney Lacombe

Par Florence Trocmé

Rose évoquée A l’occasion de sa tournée en France, une lecture-rencontre avec le poète Yu Jian était proposée à la Maison de la Poésie le 4 octobre, dans le cadre des Entretiens de Po&sie, avec Michel Deguy et Hédi Kaddour, en présence des traducteurs Li Jinjia et Chantal Chen-Andro. Des extraits de Dossier 0, de Un vol et de Rose évoquée, son dernier recueil paru en France, ont été lus à cette occasion par l’auteur, lectures éclairées par les traductions de Li Jinjia et Chantal Chen-Andro.  
 
Dans Rose évoquée, Yu Jian nous laisse vivre avec lui ses coupures de courant, le cycle de sa machine à laver, il parle de son appartement, du beefsteak et du pain, et des seins opulents, du cou de tendron des jeunes filles  qui ne sont pas des roses, mais des jeunes filles réelles qui n’ont plus aucune raison d’être comparées à des roses dans la poésie chinoise contemporaine. Car Yu Jian ne supporte pas les métaphores, les écrans qui le séparent du monde réel. Son écriture, qu’il invente sans ponctuation et qu’il structure par séquences de mots séparées par des espaces est une transposition de la vivacité du langage parlé dans la poésie et le placent parmi les poètes chinois les plus novateurs. 
Ilnous parle des  éléments concrets de sa vie quotidienne, un mur, une pomme, un supermarché, un arbre. Mais chacun de ces éléments est placé dans une lumière secrète qui est celle de son origine : ainsi de la pomme sphérique, enfermée de rouge autour de son suc, le premier fruit des dieux / le dernier aussi (p.45), puisque les supermarchés dérobent à la terre sa fertilité et la remplacent par des produits aseptisés, et lorsqu’il décrit un arbre qui garde ses distances avec ce qui l’entoure, il nous fait comprendre en le cernant de vide quelle place singulière occupe cet arbre dans le fragile équilibre qui règne au sein de la nature. 
Il nous invite à saluer la lumière du jour, le vieux serviteur du genre humain (p.91), qui éclaire les pièces, les meubles, les lits, tout ce que contient notre vie, notre fatras splendide, même si un serpent parfois s’y cache, les matériaux spéciaux du poste de télévision, tout ce monde endormi et jamais contemplé se révèle, jusqu’à l’arrivée du maître des lieux qui ouvre l’interrupteur. 
Yu Jian nous parle du plaisir pour le tissu de tourner dans la machine à laver, du triomphe de la propreté lorsque le pull est lavé et essoré, il parle de la vie secrète et ingénue des vêtements qui est celle de la présence amoureuse du monde que nous négligeons, comme s’il existait des sentiments inconnus qui sourdaient des objets qui nous entourent, ceux de ce vase céladon qu’il voudrait orner de fleurs et qu’il retourne par mégarde en cherchant à surprendre son secret, mais soudain, comme une chose vivante, c’est un peu d’eau qui se renverse de son corps impérissable de porcelaine. 
Yu Jian nous mène sur le chemin des riens inouïs jamais dits. Il est le plus attentif d’entre nous à regarder le vide qui nous sépare des choses, il parle des cloisons qui se sont peu à peu élevées entre le monde et nous, et sa modernité n’est pas vaine, puisqu’elle lui permet de trouver les mots qui dépeignent l’écart entre le monde de ses vingt ans et celui dans lequel il vit aujourd’hui, 
 
le chemin qui mène là-bas 
n’a pas besoin de papiers d’identité 
de souliers 
ni d’essence 
je sais que ce chemin jadis 
sur terre 
existait sans terme 
mais à présent si je veux aller là-bas 
sans avoir à marcher 
sur des tuyaux de gaz ou dans des bureaux de comptables 
je ne peux que prendre la poésie 
en guise de pieds.
(p.57) 
 
La description de son appartement dans Trois pièces est l’occasion de montrer combien sont inséparables en lui la poésie et la vie la plus simple : la première pièce est celle où dans l’après-midi de lumière il pénètre au cœur des ténèbres / désigne le lieu sous terre où l’or se cache / offre un temps en contact avec l’éternité (p.39), la seconde pièce est celle dans laquelle le poète prépare  à déjeuner, dans laquelle les mots invitent à toucher, à goûter, à mâcher, et la troisième est le lieu où il dort, où il est le corps de lui-même, son propre dieu, ma grammaire et mes mots (p.43), mais ce qui est important dans cette succession d’espaces dans lesquels le poète vit, c’est qu’ils sont inséparables, bien que cloisonnés. Ils sont sa vie entière, la réunion de ses diverses activités, et si le poète a le pouvoir d’ordonner le monde dans ses écrits, il n’est rien s’il ne sait le toucher, le goûter et l’aimer.  
 
À la différence de Dossier 0 et de Un vol, Rose évoquée est composé de poèmes qui forment des espaces séparés, délimitant des portions de temps ou d’espace de la vie du poète. Chacun de ces poèmes est un «évènement » intime, une célébration ou une constatation désenchantée des conditions de vie qui sont les siennes. Trois pièces ou le poème 35 sont les deux aspects d’une même réalité : l’impersonnalité d’un appartement qui lui est imposée, et comment ces trois pièces deviennent l’espace autre de la liberté intérieure. 
(chroniques du cinquième mois) et à propos de la rose enferment le temps en lui-même et rendent visible ses bords par l’accumulation des objets et des instants écoulés. Le poème Le mur ferme notre espace visuel par sa présence, il restitue toutes les contraintes qu’on ne peut fuir et montre dans l’espace les limites physiques auxquelles se heurtent tous les désirs de liberté, et c’est pourquoi le monde naturel garde un pouvoir puissant sur Yu Jian, cet homme du sud de la Chine, si attaché à sa région natale et à ses particularités : 
 
le monde naturel jadis a connu une forme de vie 
une forme d’ordre grandiose 
se passant du secours d’un maître de l’univers
(p.93) 
 
et lorsqu’il fait ses courses il voit la moisson se lever à l’intérieur du supermarché et l’animal bouger encore dans le beefsteak : 
 
je pensais acheter du beefsteak et du pain 
mais soudain j’ai changé d’avis 
car mon estomac les a reconnus
(p.55) 
 
Il est enfin cet homme qui porte comme nous, sur notre vrai visage, un masque de papier : 
 
portant le masque d’un mort 
nous sommes venus au monde 
si nous ôtons ce papier plus vrai que nature 
nous mourrons
(p.109) 
 
[Vianney Lacombe] 
 
 
Yu Jian, rose évoquée, édition bilingue, poèmes traduits du chinois par Chantal Chen-Andro, Ed. Caractères, 120 pages, 15 €


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines