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Fabienne Kanor : Faire l'aventure

Par Gangoueus @lareus

Fabienne Kanor : Faire l'aventureCertains romans méritent de ne pas être lus dans l’urgence. L’auteur a besoin d’introduire progressivement le lecteur dans son monde, dans son histoire, dans son regard. Ce dernier se doit donc de faire montre de patience. C’est véritablement le cas avec le roman Faire l’aventure de Fabienne Kanor. L’auteure française offre un texte dense, extrêmement complet sur le thème des mouvements migratoires du nord vers le sud. Je dois dire que je suis plongé par un concours de circonstances dans cette thématique s’inscrivant à la fois dans une exploration du passé avec des textes comme La quête infinie de l’autre rive de Sylvie Kandé ou Une saison de l’ombre de Léonora Miano et un ancrage dans le présent pour des romans comme Celles qui attendent de Fatou Diome, les Saprophytes de Noel Kouagou ou Indétectable de Jean-Noel Pancrazi.
J’ai le sentiment que le nouveau roman de Fabienne Kanor est un texte à part dans cette thématique. Une présentation sommaire de ce roman consisterait à parler de deux personnages sur une quinzaine d’années : Marème Doriane et Biram Seye Diop. Un point de départ : Mbour, un bourg sur la côte sénégalaise où le jeune Biram Seye Diop habite et que Marème fréquente le temps de ses vacances. Biram a 17 ans à tandis que la jeune fille n’a pas encore 13 ans lors de leur première rencontre. Il remarque cette jeune fille, échange avec elle, se lie d’amitié et nourrit des sentiments à son égard. C’est aussi un jeune homme qui se cherche, qui est ambitieux mais ne possède que très peu d’appuis pouvant soutenir son insertion professionnelle au Sénégal. Il a une histoire familiale dramatique et il crèche chez son oncle. Du haut d’une esclaverie en bord de mer, il regarde la grande eau. Elle le fascine. Quand son oncle lui propose de travailler pour lui dans un coin perdu du Sénégal, à l’intérieur des terres, il décide alors de partir, de faire l’aventure. Disons que ce sont les éléments que l’on possède à ce niveau de la lecture.
Faire l’aventure Cette expression sous la plume de Fabienne Kanor est intéressante. Elle offrira naturellement plusieurs niveaux de lecture et d’interprétation. Mais l’expression est lourde de sens. Faire l’aventure ou être catalogué « aventurier » est extrêmement péjoratif dans la bouche d’un congolais. Aventurier et politicien sont d’ailleurs des mots qui renvoient, tous les deux, à un très mauvais climat de confiance, à une suspicion et à l’idée de fourberie et d’instabilité. Faire l’aventure, c’est être compliqué. Cela peut donc même être à la limite de l’insulte. Cependant, ici, Fabienne Kanor choisit d’accompagner avec beaucoup d’affection, le personnage de Biram au gré de ses pérégrinations multiples.
Mbour – Ténérife – LampédouseMême si le texte est extrêmement bien romancé, à un point tel que les histoires, les chassés-croisés des personnages centraux destinés à se retrouver, imprègnent le lecteur, Faire l’aventure est une visitation de lieux symboliques. On parle souvent dans les récents drames qui touchent les migrations périlleuses sur l’Atlantique ou via la Méditerranée, de ces embarcations de fortune qui souvent coulent en chemin, mais beaucoup moins des points d’arrimage, ces « culs » de l’Europe pour reprendre une expression de l’antillaise au Festival Etonnants Voyageurs. A savoir Tenerife et Lampedusa. A la manière d’un documentaire, elle visite ces lieux, les questionne. Il est très intéressant de découvrir ces communautés survivantes d’Africains de Tenerife. Ce rêve partiel, cette aventure au goût d’inachevé, échoué en semi-liberté dans l’île espagnole ou dans le centre de rétention de Lampedusa. Biram observe tout cela avec attention tout en tirant le meilleur parti des opportunités qui s’offre à lui. Modou-Modou à Tenerife. Modou-Modou à Palerme.
Le cas de Marème dit DorianeCe qui est original dans ce roman de Fabienne Kanor, ce sont les différentes perspectives proposées aulecteur sur un sujet délicat. Aussi, décrire le parcours très différent de Marème par rapport à celui de Biram est passionnant. A prime abord. La jeune fille qui a émigré en France suite à son mariage avec un journaliste reporter de RFI, se retrouve seule après deux trois années de vie commune et un divorce. Alors qu’elle peut tout de même jouir de cette Europe dans laquelle elle est entrée par la grande porte, les compromis qu’elle fait pour trouver une bonne place et assurer ses arrières ne comblent pas un mal-être profond nourri par une rupture avec le pays natal et la complexe posture des minorités visibles dans une Europe où se développent racisme et xénophobie. L’aventure peut nourrir et construire malgré les déboires qu’elle impose comme elle peut asphyxier l’individu. Doriane incarne ces individus dont l’identité se perd dans cette quête de l’Europe et de l’avoir.
Fabienne Kanor brosse deux figures qui interpelleront le lecteur. Les non-dits de la relation fantasméeet du contexte dans lequel ils se meuvent ne sont pas réellement importants, même si

Fabienne Kanor : Faire l'aventure

Fabienne Kanor - BRUNO CHAROY/JC LATTÈS

Marème  et Biram finissent par se retrouver. La romancière analyse de manière assez exhaustive les raisons de cette migrance. Elle plonge remarquablement le lecteur dans la peau de ces modou-modou qu’on voit souvent aux abords des sites touristiques européens. Elle réussit à traduire les mots et les maux de ce jeune homme idéaliste, Biram. Un personnage pur, comme elle aime le répéter (*). Un personnage pour lequel, elle a beaucoup d’empathie. A un point tel que son propre discours semble s’estomper sauf lorsqu’elle reconnait des lieux ou des faits liés à la traite négrière ou encore, en Europe, quand elle parle des nouvelles formes d’esclavage. Le cycle continue. C’est le troisième roman que je lis de cette très grande auteure, capable comme le caméléon, d'adapter son écriture au service des faits et gestes de ses personnages. De la prose maîtrisée, travaillée, à lire à tout prix.
Fabienne Kanor, Faire l’aventure
Editions JC Lattès, 1èreparution en 2014.Voir l’émission Les lectures de Gangoueus recevant Fabienne Kanor sur Sud Plateau TV (*).

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