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Abdourahman A. Waberi : Passage des larmes

Par Gangoueus @lareus
Abdourahman A. Waberi : Passage des larmes
Il m’arrive de me demander comment ai-je pu laisser passer l’occasion de lire plus tôt un très bon livre. Question stupide à priori. Il n’y a pas d’urgence à lire. Sauf, quand on chronique des ouvrages et qu’on espère pouvoir participer à la promotion d’un discours, d'une voix singulière, puissante, pertinente. Comme celle du djiboutien Abdourahman A. Waberi. Le texte est là, néanmoins. Il a sûrement échappé au pilon. La littérature africaine a des modes de circulation atypiques. Aussi, cette chronique aura toujours son sens, cinq ans après la sortie d’un livre prémonitoire.
Djibril, dit Djib pour les nord-américains, est un espion envoyé en mission à Djibouti. Il a l’habitude des missions casse-cou et il doit brosser sur le terrain des rapports sur certains réseaux islamistes se développant près du passage des Larmes, point sensible entre le Yémen et Djibouti. Par ses carnets de notes, le lecteur prend connaissance de ses faits et gestes. Une des particularités de cette mission est que Djibouti est son pays de naissance, qu’il a quitté à l’âge de 18 ans pour poursuivre ses études en Europe avant d'émigrer en Amérique du nord. Alors que les carnets de Djib évoquent ses réflexions, les notes d’un homme de terrain affûté, une autre voix s’exprime. Celle d’un scribe islamiste, à la solde d’un maître spirituel radical.
Les deux voix sont très différentes. La première, celle de Djib, est synthétique, directe. Elle porte le discoursde l’espion en veille sur les mouvements, traquant le moindre indices et faits autour de lui, qui toutefois, revisite ce pays abandonné depuis 20 ans, regarde avec agacement, ces « amis » qui viennent lui rendre visite, mais surtout, il voit ressurgir du plus profond de son subconscient, les souvenirs de l’enfance partagé avec un jumeau, la figure du patriarche, Asdod, ou encore une mère distante. Le carnet rendà la fois un regard acéré sur le contemporain dangereux et une fragilité par rapport à un passé qui ne cesse de l’interroger de manière crescendo. Celle du scribe islamiste est au départ très neutre et surtout chargé d’une spiritualité musulmane affichée et remarquablement retranscrite.
Abdourahman A. Waberi peut donc par ce procédé, s’aventurer dans un portrait très original de Djibouti entre un passé chargé par l’héritage colonial d’un Djib né le jour de l’indépendance de ce pays confetti et un quotidien où il nous donne d’entendre le discours d’un milicien shébab, produit d’une paupérisation grimpante dans ce pays. Mais l’originalité de ce roman réside aussi dans ce cahier d’un retour natal façon James Bond qui offre un regard de l’intérieur sur l’immigré de retour dans son pays d’origine. L’enjeu du roman, au-delà de ces personnages extrêmement bien travaillés, est de mettre en scène un face à face entre deux systèmes de valeurs se nourrissant d’ignorances mutuelles.
Il y a dans ce roman aussi les influences qui commandent les actions des uns des autres. Que ce soit celle du philosophe juif allemand Walter Benjamin ou les sourates du Coran. Intelligemment, le renvoi à l’épisode de la montée du fascisme en Europe et son impact sur ceux qui s’y opposent, interpelle le lecteur sur le développement d’un islamisme politique conquérant que porte une des voix.
Je dois dire qu'il y a matière à développer. Comme celle de la figure de l'immigré qu'incarne Djibril. Il y aussi la question de la légitimité des discours qui est un regard introspectif sur le rôle de l'écrivain. Qui est autorisé ou s'autorise à dire? Je ne résiste pas à vous glisser une citation du roman.
Il t'apprendrait que nos brillants et écrivains ou artistes, lancés sur la voie de Joseph Kessel ou d'André Gide, n'auront finalement eu d'autres choix que l'asile ou la bouteille. Les morts-vivants ne seront jamais créatifs, tu devrais le savoir, non? Inutile de blâmer l'exil et la neige : ils étaient déjà morts avant de partie de chez eux. Les morts-vivants ne créent rien parce qu'ils vivent dans un tourbillon d'abstraction, loin de la réalité. Ils ne savent rien parce qu'ils ne partagent rien. Ils ne croient qu'en leurs chimères. Leurs corps respirent comme les nôtres mais il ne faut pas s'y fier, ces gens-là ne sont pas pour autant des êtres semblables à nous.

P. 104 édition JC Lattès
Un roman complet, puissant, instructif, actuel qui tient en haleine le lecteur exigeant avec une trame remarquablement menée.Abdourahman A.Waberi, Passage des larmesEditions JC Lattès, 1ère parution en 2009, 250 pages
Plusieurs critiques de ce roman :
StellaMaris, Christian Eboulé pour Afrik.com, Ecrivains voyageurs, Fahrenheit 451, Pragmatisme

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