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[Feuilleton] « La poésie multilingue » de Jean-René Lassalle, 1/7

Par Florence Trocmé


Poezibao entreprend aujourd’hui la publication d’un nouveau feuilleton, en sept épisodes, feuilleton écrit par Jean-René Lassalle sur le thème de la poésie multilingue.  
 
L’éternel retour de Babel  
 
Si l’on conçoit la poésie comme art du langage ou simplement si l’on en pense les marges ou limites dans une perspective visant à les élargir, on peut considérer le domaine en expansion de poésies tendant au multilinguisme, comme l’a esquissé Leonard Forster dans The Poet’s Tongues (Cambridge 1970). Ce feuilleton pour Poezibao ne cherche pas à être exhaustif (ni traiter de la prose multilingue) mais à musarder dans le plaisir du texte de l’art des langages. 
 
À une époque où les grandes villes sont multiculturelles en langues, où beaucoup de polyglottes imparfaits traversent les frontières nationales, où l’internet s’affiche aisément dans toutes les langues du monde (grâce au standard Unicode) autant que dans un anglais véhiculaire : tous ces langages, parlés selon différents niveaux de maîtrise – désirée, nécessaire, oubliable, ou améliorable -  par des voyageurs, minoritaires, exilés ou amoureux des langues, produisent une musique moirée dans les radios mondiales, les télévisions par satellite, le world wide web, les publications bilingues, les conversations dans le train, les cafés de métropoles… 
 
Si l’on écrivait, on pouvait ressentir le désir d’exprimer cette musique en poésie, en écho à un multilinguisme actuel fait de plusieurs langages, souvent aussi traduits dans les têtes des locuteurs. Et si l’on traduisait, on pouvait tester des formes poétiques qui intègreraient les processus d’auto-traduction du cerveau, de manière ouverte, expérimentale. Il pouvait s’agir aussi d’une réponse à la Tour de Babel, mythe retourné positivement par George Steiner dans son bel ouvrage labyrinthique sur la traduction et au-delà Après Babel (1972) : la pluralité des langues ne serait pas malédiction divine mais richesse de la diversité planétaire et traduire serait partie intégrante de la condition humaine. 
 
Des situations géographiques ou sociales de diglossie, où deux langues coexistent dans une relation possiblement inégale, produisent parfois des œuvres littéraires bilingues. Chez les Romains, le livre latin De Natura Rerum (De la Nature des choses, 1er siècle avant notre ère) contient au moins un passage d’une dizaine de vers (chapitre 4, vers 1153…) parsemé de mots grecs où l’auteur Lucrèce parodie les poèmes d’amour alexandrins. Au Moyen-Âge des lettrés européens parlent la langue vernaculaire du lieu mais écrivent en latin : les poèmes et chansons des Carmina Burana – des goliards vagabonds satiristes du XIIIè siècle, non la version moderne d’Orff - sont composés avant tout en latin, mais aussi en moyen haut-allemand ou dans les deux.  
 
À l’intérieur du royaume multiculturel (musulman, juif, chrétien) d’Andalousie entre 1050 et 1250, les 5 ou 6 strophes des poèmes muwashshah (forme poétique arabe signifiant « ceinture ornementale »), sont soit en arabe soit en hébreu. Certains contiennent deux lignes finales qui forment l’envoi (kharja ou jarcha, tel la boucle de la ceinture) en espagnol ancien métissé d’arabe. Les auteurs de muwashahs écoutaient les chansons traditionnelles anonymes des Chrétiennes mozarabes et en intégraient des mots à leurs jarchas pour terminer leurs classiques muhwashahs chantés sur la musique du oud. Le jarcha réverbérait ainsi sur tout le poème précédent, incongru ou parfumeur, ouvrant vers les langues du royaume, vers ses chants populaires, et vers la culture des femmes. Un des grands poètes juifs post-bibliques, le savant Juda (ou Yehuda) Halévy, né près de Saragosse vers 1075 a rédigé les deux jarchas suivants en arabe et espagnol ancien, strophes finales de muhwashahs en hébreu plus longs. Ce sont des femmes qui parlent : 
 
Des kand meu Sidiello bénid, / ¡tan bona al-bisara!
¡Kom raya de sole esid / en Wad-al-hagara!
 
Quand apparaît mon petit Cid, quelle bonne nouvelle ! 
Comme un rayon de soleil il s’avance, à Guadalajara. 
 
Et :  
 
Garid bos, ay yermanellas, / ¿kom kontenere meu male?
Sin al-habib non bibreyo / ed bolarey demandare.
Dites-moi, ô mes sœurs, comment contenir mon mal ? 
Je ne peux vivre sans mon amant, et m’envolerai le chercher. 
 
 
© Jean-René Lassalle - à suivre mercredi 5 novembre 2014 


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