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[Feuilleton] « La poésie multilingue » de Jean-René Lassalle, 3/7

Par Florence Trocmé


Cosmopolitisme moderniste 
 
Après la montée des nationalismes (politiques et linguistiques) au XIXè siècle, une réaction cosmopolite apparaît dans les avant-gardes. Un des textes dadaïstes de Tristan Tzara L’amiral cherche une maison à louer (1911) est une partition pour 3 diseurs simultanés, chacun dans leur idiome différent. Le poète Yvan Goll, quant à lui, change de langue suivant ses pérégrinations : français ou allemand dans son Alsace natale, puis rejet de l’allemand associé aux nazis, anglais dans son exil aux Etats-Unis, et reprise de l’allemand après la guerre ; mais chaque poème est monolingue, seule l’édition des œuvres complètes fait office de multilinguisme (Yvan Goll : Die Lyrik, Argon, Berlin 1996). L’Italienne Amelia Rosselli, par contre,  écrit à 25 ans un long poème lyrique de forme libre où les 3 langues (italien, anglais, français) s’enchaînent avec aisance (Diario in tre lingue, 1956), elle y déclare : « fleurs are not flowers ». 
Des livres-poèmes comme ceux de Khlebnikov, Joyce, Pound ou Sanguineti, accueillent mots ou phrases de langues diverses, car ils sont livres-mondes d’une planète ressentie et recréée dans l’extase contrôlée d’un kaléidoscope de tragédies et beautés, mus par l’épanouissement de la pensée au XXè siècle.  
 
L’appropriation de la langue de l’autre par fascination, plongée dans l’inconnu ou apport d’une part humaine manquante se laisse exemplifier par la rencontre des Occidentaux avec les caractères chinois, à l’abord hermétique et hiératique. Paul Claudel en fait tracer par un calligraphe à côté de ses poèmes, mais sans les intégrer vraiment. Victor Segalen, rejetant l’exotisme de surface, s’oblige à apprendre le chinois et, pendant ses voyages en Chine, les recopie de textes classiques et en réinvente quelques maximes comme épigraphes idéogrammatiques à ses poèmes alphabétiques de Stèles (1912) dont la forme, dans l’édition originale, rappelle les monuments de pierre impériaux.  
 
Ezra Pound, voyageur nord-américain superbe et politiquement controversé – doté d’un antisémitisme voilé qu’il regrettera publiquement face à l’admiration du plus jeune Allen Ginsberg pour sa poésie – , fasciné par la vieille Europe puis par la culture chinoise, a tenté d’introduire l’histoire humaine dans les Cantos auxquels il travaille presque toute sa vie, des années 1920 à 60. Les Cantos sont un patchwork de chants où les vers ondoient en spatialisation, où les voix de personnages se joignent aux documents ready-mades dans un énorme collage traversant les époques en un présent éternel, tantôt collection d’archives économiques ou politiques rythmées ardue pour le lecteur – mais précurseur de la poésie conceptuelle – , tantôt « danse de la pensée dans les mots » : « J’ai essayé d’écrire le Paradis » mais « est-ce cohérent ». Dans l’anglais des Cantos s’immiscent alors le provençal des troubadours, l’italien de princes de la Renaissance, les idéogrammes accompagnant la structuration de l’empire chinois, l’argot de soldats de la deuxième guerre mondiale.  

Lassalle copie
 
 

Tching pria sur la montagne et 
   écrivit FAIS-EN DU NOUVEAU 
sur sa baignoire 
 
xin   ri   ri   xin    
 
   Jour après jour fais-en du nouveau 
taille broussailles, 
empile bûches 
aide à croître. 
Mourut Tching âgé d’années par centaines, 
dans la treizième de son règne. 
   « Nous sommes en haut, Hia est à bas. » 
Immodéré amour pour les femmes 
Immodéré amour des richesses, 
Désirait des parades et la chasse. 
   Chang Ti dirige seul au sommet. 
Tang ne mesurant pas ses louanges : 
   Considérez leurs sueurs, celles du peuple 
Si voulez être assis calmement sur le trône. 
 
Xia 
 
Hia ! Hia est tombé 
   pour offense aux esprits 
Pour les sueurs du peuple. 
   Non par votre vertu 
   mais par la vertu de Tching Tang 
Honneur à YU, convertisseur des eaux 
Honorez Tching Tang 
Honneur à YIN 
Allez quérir des hommes vieux et des outils nouveaux 
 
(extrait du Canto LIII d’Ezra Pound, traduc. JRL) 
 
 
Pound déchiffrait les caractères aidé des notes d’un orientaliste (Fenollosa), mais avec une intuition aiguë pour leurs capacités esthétiques. Il découpe à sa façon les annales obscures de l’empire y cherchant la morale confucéenne d’ordre et probité apte à guérir la décadence occidentale. De plus il s’efforce de s’approprier l’ouverture polysémique de la poésie chinoise classique avec ses idéogrammes plurivoques sur syntaxe flottante. Pound aère les lignes, met en avant les syllabes chinoises des noms d’empereurs et dynasties comme des gongs pentatoniques éclatant dans la langue européenne du poème, déploie autour de l’alphabet latin les idéogrammes qui sont images et dessins d’écriture langage et pensée, en les transcrivant en plus phonétiquement et en les traduisant encore au sein du poème : les multiples échos des facettes de la langue de l’autre inséminent son anglais qui danse. Sa maxime avant-gardiste « make it new », « faire du nouveau avec » (l’ancien) apparaît donc multilingue ; en chinois il la présente comme palindrome lisible dans les deux sens : xin ri ri xin : nouveau jour jour nouveau : du nouveau, jour après jour, et encore du nouveau. 
 
Après la grande histoire du modernisme, arrive l’ère du soupçon post-moderne, et l’Italien Edoardo Sanguineti, écrivain reconnu de l’avant-garde, membre des poètes structuralistes ludiques de l’Oulipo, député communiste, édifie aussi sa poésie planétaire dans Laborintus (1956) : la condition humaine y est fragile et alchimique, vue depuis l’individu, élégiaque et ironique, si aussi extatique. Le texte italien est de plus en plus contaminé par assemblage et collage de langues (français, allemand, anglais, latin, grec), élaborant un chamarré de langages - qu’il est tentant de laisser brut et non-traduit – ou une désagrégation du sens dans leur musique atonale : 
 
et j’y mis du raisonnement e non basta et du pathétique e non basta  
ancora καί τά τῶν ποιητῶν and CAPITAL LETTERS  
et ce mélange de comique ah sono avvilito adesso et de pathétique  
una tristezza ah in me contengo qui devoit plaire  
 
(extrait de Laborintus, 23 ; texte original) 
 
Une partie en fut réellement mise en musique sous le nom de Laborintus II (1965) dans un chaos contrôlé par Luciano Berio ; et le premier enregistrement contient la belle voix douce et calme de Sanguineti lui-même au milieu des explosions sonores et exclamations humaines. Les citations de Dante et de Pound sur les drames de la guerre et du capitalisme s’y apaisent dans les rires de trois (sirènes ?) chanteuses de jazz et une berceuse pour un enfant qui s’endort.

Suite lundi 10 novembre - ©Jean-René Lassalle 
 


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