Nous voyons, mais nous ne voyons pas ce par quoi nous voyons.Nous vivons, mais nous ne vivons pas ce par quoi nous vivons.Nous ressentons, mais nous ne ressentons pas ce par quoi nous ressentons.
Il y a une incommensurable différence entre réaliser ceci est dire que l'absolu, Dieu ou la source sont inconnaissables. Il existe dans le platonisme et le christianisme une tradition de connaître Dieu en connaissant qu'on ne le peut connaître. La la docte ignorance ou théologie négative. On ne peut connaître Dieu, mais seulement ce que Dieu n'est pas. Mais cela reste une connaissance objective. La source demeure un objet au-delà de notre portée.
En Occident, la réalisation de la source comme Soi reste rare. J'ai mentionné dans le passé quelques textes chrétiens, mais cela reste marginal.Cependant, voici un exemple récent de réalisation de la source comme Soi, tiré de Dieu existe. L'auteur veut montrer que l'on peut découvrir Dieu en soi, non pas comme on découvre une chose, mais comme on reconnaît la conscience, comme on reconnaît que c'est la lumière blanche qui rend possible la vision des couleurs :"La perception implicite de l'infini est la condition de possibilité de la perception explicite du fini. Que cette vision, cette perception soient non thétique [non objectives] est une nécessité. Si elles ne l'étaient pas, la vision de la lumière blanche, prise réflexivement comme objet, ferait obstacle à la vision des couleurs particulières [objectives]. L'erreur serait en effet de penser que la lumière et l'infini doivent d 'abord être vus thétiquement, comme des choses, comme des objets, pour permettre ensuite la vision des choses colorées et des choses finies".Autrement dit, il ne faut pas mettre sur le même plan le sujet et les objets, et ne pas vouloir que la connaissance du sujet, de la conscience, du Soi, relève du même niveau que celle des objets. Un sujet qui deviendrait objet ne serait plus sujet. Conscience chosifiée n'est plus conscience, mais chose."Une telle interprétation "chosifiante" nous conduirait à des absurdités psychologiques, et à une mécompréhension profonde... Mais de même qu'il est possible dans un second temps d'acquérir, par une variation de l'attention, une vision explicite de la lumière, il est possible, par un mouvement de retour sur soi, de prendre l'ouverture à l'infini de notre subjectivité comme un objet propre de considération. Cette remontée vers les conditions de possibilité de l'expérience la plus anodine constitue à coup sûr le point de départ de l'aventure métaphysique. C'est à partir de cette réflexion que l'intelligence philosophique en viendra à théoriser clairement l'idée selon laquelle cette ouverture elle-même présuppose l'existence d'un être infini qui en soit l'origine. Malheureusement, cette réflexion peut n'avoir jamais lieu. Absorbés par le spectacle bariolé des couleurs, certains restent aveugles à la lumière, qui pourtant les leur fait voir, et se privent ainsi du plus grand émerveillement qui soit, celui qui naît non du contenu du spectacle, mais de la merveille des merveilles : qu'il y ait un spectacle. Saint Bonaventure, au XIII e siècle, s'en étonnait :Quel étrange aveuglement pour notre esprit de ne point apercevoir ce qui s'offre d'abord à nos regards, ce sans quoi il lui est impossible de rien connaître.Mais il arrive que notre oeil, fixé sur diverses couleurs, ne voit pas la lumière qui les lui rend visibles ou, s'il la voit, il ne la remarque pas. Il en va de même pour l’œil de notre âme : fixé sur les êtres particuliers et généraux, il n'aperçoit pas l'être lui-même, qui est au-delà de tout genre, bien qu'il s'offre d'abord à sa pensée et lui fasse voir tout le reste. Ainsi la formule se vérifie pleinement [la formule d'Aristote] : "semblable à l’œil du hibou aveuglé par la lumière, l’œil de notre âme et ébloui par trop d'évidence". Habitué aux ténèbres du créé et aux fantômes du sensible, dès qu'il regarde la lumière de l'être souverain, il lui semble ne plus rien voir. Il ne comprend pas que cette obscurité suprême opère l'illumination de notre esprit. Ainsi, l'oeil du corps en face de la pure lumière a l'impression de ne rien voir".Quoi de plus simple que cette vision qui se voit elle-même, comme un ciel éblouissant ?Voir aussi ce billet de José Leroy