Tulio
Halperín Donghi, que de nombreux historiens argentins considèrent
comme un maître à penser, est décédé hier, à Berkeley, en
Californie, où il vivait et où il a enseigné à partir de 1972.
Après une formation à Buenos Aires, à Turin et à Paris et un
début de carrière en Argentine, qu'il avait quittée en 1966 pour
fuir un énième coup d'Etat militaire, il avait enseigné à Oxford
avant de rejoindre la célèbre université californienne.
Il
venait d'avoir 88 ans et restait dans la pleine possession de ses
moyens intellectuels. Il a été l'un des historiens et l'un des
intellectuels argentins les plus en vue, notamment du fait de cet
exil aux Etats-Unis qui lui a donné un grand prestige mais n'a pas
pour autant fécondé en retour (1) la recherche historique dans le
pays : ce secteur des sciences humaines y est demeuré très
enfermé dans ses frontières linguistiques et dans celles du
continent, avec très peu de contacts un tant soit peu soutenus avec
l'Espagne et un niveau d'échange très insuffisant avec les pays
d'autres langues (comparé aux échanges universitaires qui existaient déjà à la même époque dans les pays industrialisés).
Chose
étonnante : alors que Tulio Halperín Donghi a toujours été viscéralement antipéroniste et que cette position politique lui a inspiré des phrases
passablement scandaleuses (2), sa mémoire est saluée
aujourd'hui de tous les côtés, y compris dans les colonnes de
Página/12 qui lui consacre une nécrologie développée et un billet
d'opinion très élogieux, alors que La Nación et La Prensa traitent
l'information de manière si discrète qu'il faut vraiment chercher
l'article dans leurs sites Internet respectifs. C'est d'autant plus
inattendu que l'on s'attendrait à ce que l'idéologie libérale du disparu corresponde plutôt au marbre de ces rédactions.
Par
ailleurs, ce respect que manifestent les adversaires idéologiques de
Halperín Donghi est à marquer d'une pierre blanche : le
phénomène est rare en Argentine, surtout pour une personnalité qui
a autant revendiqué que lui le caractère polémique de ses prises
de position. Je ne reviens pas sur l'étrangeté que constitue pour un
Européen le fait qu'un historien se réclame ouvertement d'une idéologie X ou Y,
puisque c'est incompatible avec l'attitude scientifique :
mes lecteurs savent qu'en Argentine, pour l'heure et pour de
longues décennies sans doute, l'histoire n'est pas encore sortie de
la gangue de l'historiographie ou peine toujours beaucoup à s'en
extirper.
Pour
ma part, j'avoue humblement que je n'ai jamais pu lire un ouvrage de cet auteur : ses
livres me sont toujours tombés des mains. Je ne parviens pas à
apprécier son style. Je suis donc fort mal placée pour en parler
(3). Je préfère donc vous renvoyer aux journaux et aux autres
témoignages qui parlent de lui aujourd'hui, certains avec une
affection marquée.
Pour
en savoir plus :
lire
la nécrologie de Página/12 (la plus longue dans la presse du jour)
lire
le billet d'opinion publié par ce journal
lire
la nécrologie de Clarín
lire
l'entrefilet de La Nación
lire
l'entrefilet de La Prensa
lire
la succincte dépêche de Télam
lire
l'interview de Tulio Halperín Donghi par Felipe Pigna, historien
ultra-médiatique et compagnon de route du péronisme (sur le site El historiador, qu'il anime)
lire
le communiqué de l'éditeur Siglo XXI, qui est l'un de ceux de
l'historien (la photo ci-dessus a été empruntée à ce communiqué)
(1)
C'est toujours comme ça avec les intellectuels argentins qui
s'exilent, surtout s'ils partent vivre en Amérique du Nord.
L'intelligentsia argentine a tendance à s'en gargariser mais il n'y
a aucun bénéfice pour le pays, dont les écoles et les universités
ont pourtant formé ces personnes. C'est une réalité politique que
je trouve désolante, car elle maintient le pays
dans une forme de néo-colonisation intellectuelle et personne ne
devrait pouvoir se réjouir d'une telle injustice culturelle.
(2)
Un de ses propos les plus politiquement incorrects dans l'univers
intellectuel argentin a été de minorer la signification des pertes
en vies humaines pendant le coup d'Etat militaire contre Perón en
septembre 1955 : plus de 300 citoyens argentins ont péri sous
les bombardements de Buenos Aires le jour où Perón, président constitutionnellement élu, a été déposé dans une opération
montée avec l'aide presque ouverte de la CIA, c'est-à-dire avec
l'ingérence d'un pays étranger dans les affaires intérieures d'un
pays souverain membre de l'ONU. C'est tout de même particulier de la
part d'un historien.
(3)
Ce n'est toutefois pas la raison pour laquelle je ne respecte pas ma
coutume de ne publier aucun autre article que l'hommage au disparu
aujourd'hui dans Barrio de Tango. C'est que ce soir c'est la Noche de
los Museos et que je ne peux pas faire l'impasse sur l'actualité
culturelle du jour. Notamment lorsque je constate le peu de place que
les journaux accordent ce matin à cette disparition.