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Simone Weil, son ennemi intime: "Cette force sociale qui opprime et écrase l'homme..."

Par Alaindependant

Pour Simone Weil, « l'URSS ne pouvait en aucun cas être considérée comme un « Etat ouvrier », même « dégénéré ». Attaquant les bolcheviks au nom de sa propre lecture de Marx, Simone Weil pensait ainsi que la question essentielle n'était pas celle de la propriété des moyens de production, l'opposition fondamentale étant, selon elle, entre ceux qui disposent de la machine - propriétaires capitalistes ou bureaucratie soviétique, qu'importe - et « ceux dont la machine dispose ». C'est précisément pour épouser le destin de ces hommes sacrifiés aux rouages de la machine qu'elle décide, fin 1934, de s'engager chez Alsthom en qualité de découpeuse sur presses avant de découvrir les chaînes de production de Renault. Elle en sortira brisée, effrayée par les conditions effroyables subies par des ouvriers réduits à un état de quasi-servitude. Dès lors, sa critique radicale du machinisme et du salariat, inspirée par le mutualisme proudhonien, s'est nourrie d'une incarnation fondatrice. »

Catholique fervente, lectrice de Marx, la personnalité de Simone Weil est complexe mais attachante. L'on a envie de la connaître plus entièrement et de comprendre comment elle a pu gérer les contradictions qui l'habitaient.

 Michel Peyret


Simone Weil. Se battre toujours. Même contre soi

Mardi 13 Août 2013

 PAR BRUNO DENIEL-LAURENT - Marianne

 Marxiste, puis catholique et mystique, ouvrière à la chaîne et engagée dans la guerre d'Espagne, la philosophe a toujours eu à cœur de se remettre en question en permanence, luttant contre ses propres certitudes.

Simone Weil, portrait - RANDOM/SIPA

Simone Weil, portrait - RANDOM/SIPA

L'unique patrie de Simone Weil, c'est la croix. Celle du crucifié, bien sûr, devant laquelle elle s'agenouilla pour la première fois en 1937, à Assise. Mais la croix ne se résume pas au visage du Christ : figure géométrique, elle symbolise la jonction de deux plans ; l'un, horizontal, correspondant au monde physique, sensible, social ; l'autre, vertical, image de la transcendance et de l'ineffable. La croix, dans la pensée weilienne, est aussi le « lieu » où peut se vivre la plus vertigineuse expérience de l'intelligence : penser la parenté des contraires et, transcendant les oppositions apparentes, accéder à l'harmonie née de leur corrélation. 
Ainsi, avant même de se découvrir chrétienne, engagée dès les années 30 dans le gauchisme ouvriériste, Simone Weil a eu la volonté d'incarner sa philosophie à ce point précis - et toujours fuyant - où s'entrecroisent le conçu et l'éprouvé, l'idéal et l'expérience. Loin de trahir ses engagements successifs, elle a fait sienne l'éthique de Chesterton : toute pensée qui ne devient parole est une mauvaise pensée, toute parole qui ne devient acte est une mauvaise parole, tout acte qui ne devient fruit est une mauvaise action. 
Tout au long de sa courte vie - rappelons qu'elle est née en 1909 dans une famille de juifs assimilés et morte en 1943 après avoir rejoint, à Londres, la France libre -, Simone Weil fut travaillée par un même souci : analyser et combattre les causes de la misère sociale et morale de l'être humain. Parmi ses multiples «expériences de vie», il en est au moins trois - l'engagement marxiste, la guerre d'Espagne et sa conversion au catholicisme - qui ont illustré l'extraordinaire capacité de cette femme à remettre en question ses propres réflexions et dénoncer, au nom de l'idée qu'elle se faisait de la vérité, les pesanteurs, les errements et les évidences du siècle. L'ennemi intime de Simone Weil, dont elle cherchera toujours à débusquer les métamorphoses, c'est finalement ce que Platon appelle «le gros animal», cette force sociale qui opprime et écrase l'homme, et dont le visage, paré d'un masque idéologique, religieux ou technologique, se modifie sans cesse. 
DU BOLCHEVISME AU RÉFORMISME 
« A 10 ans, j'étais bolcheviste », disait-elle, n'exagérant sans doute pas sa précocité intellectuelle. Ses engagements, qui jamais ne prirent le visage d'un quelconque enrégimentement partisan, furent d'abord nourris par les lectures de Marx, qui, pendant des années, resta son cheveu sur la langue (il l'agaçait mais elle ne pouvait s'en débarrasser). A peine nommée en 1931 professeur de philosophie au Puy, elle s'engage à la tête de mouvements sociaux, déchaînant les sarcasmes de la presse locale qui dénonce cette « mademoiselle Weill [sic], vierge rouge de la tribu de Lévi, messagère de l'évangile moscoutaire ». 
Pourtant, à la même époque, elle a déjà commencé à comprendre le caractère structurellement oppressif de l'appareil soviétique, et c'est naturellement au sein des mouvances antistaliniennes de gauche qu'elle évolue. Trotski, pour qui elle manifeste dans un premier temps une certaine bienveillance, la déçoit rapidement : en 1933, alors qu'elle l'héberge chez elle, à Paris, Simone Weil questionne sans ménagement le chef bolchevique qui, poussé dans ses retranchements, entre dans une colère rouge. Il ira jusqu'à accuser la jeune fille - elle a alors 24 ans - d'appartenir à l'Armée du Salut ! (Il ne croyait pas si bien dire.) 
La divergence avec les trotskistes était en effet devenue béante : pour Simone Weil, l'URSS ne pouvait en aucun cas être considérée comme un « Etat ouvrier », même « dégénéré ». Attaquant les bolcheviks au nom de sa propre lecture de Marx, Simone Weil pensait ainsi que la question essentielle n'était pas celle de la propriété des moyens de production, l'opposition fondamentale étant, selon elle, entre ceux qui disposent de la machine - propriétaires capitalistes ou bureaucratie soviétique, qu'importe - et 
« ceux dont la machine dispose »
C'est précisément pour épouser le destin de ces hommes sacrifiés aux rouages de la machine qu'elle décide, fin 1934, de s'engager chez Alsthom en qualité de découpeuse sur presses avant de découvrir les chaînes de production de Renault. Elle en sortira brisée, effrayée par les conditions effroyables subies par des ouvriers réduits à un état de quasi-servitude. Dès lors, sa critique radicale du machinisme et du salariat, inspirée par le mutualisme proudhonien, s'est nourrie d'une incarnation fondatrice. 
Annonçant en cela la sensibilité d'un Marcel Camus - qui publiera plus tard ses écrits -, Simone Weil professe alors que c'est sur le terrain du monde du travail qu'il faut agir, privilégiant donc les voies syndicales et réformistes. Ses dernières illusions communistes tombent : 
« Quand je pense que les grands chefs bolchevistes prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu'aucun d'eux - Trotski, sûrement pas, Lénine, je ne crois pas non plus - n'avait sans doute mis le pied dans une usine et, par la suite, n'avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers, la politique m'apparaît comme une sinistre rigolade. [...] La révolution n'est pas possible, parce que les chefs révolutionnaires sont des incapables. Et elle n'est pas souhaitable parce qu'ils sont des traîtres. Trop bêtes pour avoir la victoire ; et s'ils l'avaient, ils opprimeraient encore, comme en Russie...» 
UNE ANARCHISTE EN ESPAGNE 
Quand éclate, en 1936, la guerre civile espagnole, Simone Weil se sent portée par une force intime qui l'oblige une fois encore à offrir son corps aux aspérités du monde. Elle s'engage donc en août avec les miliciens anarchistes de la colonne Durruti. L'expérience est doublement étrange : sans formation militaire, myope et efflanquée, souffrant de mille maux de santé, la jeune femme ne brille pas au combat, et elle se blesse d'ailleurs accidentellement au bout de quelques jours en mettant le pied dans une bouilloire d'huile de cuisine... 
Plus étonnant encore, tout en s'étant engagée elle-même au plus près des lignes de front, elle prônera bientôt la non-intervention généralisée des démocraties dans le conflit, suivant ainsi la voie choisie par Léon Blum contre l'avis des communistes : on retrouve là encore l'extraordinaire «orgueil sacrificiel» de Simone Weil, refusant qu'on impose aux autres les souffrances qu'elle s'impose à elle-même. 
Bien qu'elle ait été de courte durée, l'expérience de la guerre fut pour elle fondatrice et alimentera ses futures réflexions sur la violence et la force. Et si l'on ne doit lire qu'un seul texte de Simone Weil sur l'épisode espagnol, ce doit être la lettre qu'elle envoie en 1938 à Bernanos. L'écrivain catholique, installé en Espagne depuis 1934, avait choisi le camp d'en face, l'un de ses fils s'étant militairement engagé dans le Movimiento Nacional de Franco. Mais, déchaînant l'ire de ses camarades politiques, Bernanos choisit en 1938 de dénoncer, dans les 
Grands Cimetières sous la lune, les crimes commis par les franquistes au nom du catholicisme : «J'appelle Terreur tout régime où les citoyens, soustraits à la protection de la loi, n'attendent plus la vie ou la mort que du bon plaisir de la police d'Etat. J'appelle le régime de Terreur le régime des Suspects. C'est ce Régime que j'ai vu fonctionner huit mois. Ou, plus exactement, il m'a fallu dix mois pour en découvrir, rouage après rouage, le fonctionnement.» 
Simone Weil, de l'autre côté du front, lui exprime sa 
« vive admiration » « Vous êtes royaliste, disciple de Drumont - que m'importe ? Vous m'êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d'Aragon - ces camarades que, pourtant, j'aimais. [...] L'essentiel, c'est l'attitude à l'égard du meurtre. Des hommes apparemment courageux, au milieu d'un repas plein de camaraderie, racontaient avec un bon sourire fraternel combien ils avaient tué de prêtres ou de "fascistes" - terme très large. J'ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d'êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n'est rien de plus naturel à l'homme que de tuer. Quand on sait qu'il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue ; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. [...] Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la lutte.» 
Ce parti pris «idéaliste» et pacifiste - que moqueront évidemment ses anciens amis bolcheviques - sera assumé par Simone Weil jusqu'au 15 mars 1939, date à laquelle elle se résout, face à l'annexion de la Bohême-Moravie par Hitler, à envisager le recours à la force contre l'Allemagne nazie. 
DISCIPLE REBELLE 
Alors que s'ébranle la Seconde Guerre mondiale, Simone Weil se plonge avec ardeur dans l'étude des grandes traditions métaphysiques, s'imprégnant en particulier du taoïsme, de la Bhagavad-Gita et des poésies de Jean de la Croix. Par trois fois, au Portugal, à Assise et à l'abbaye de Solesmes, elle ressent, comme une évidence, la présence réelle du Christ. Dire qu'elle devient une
« philosophe chrétienne » est à la fois exact et insuffisant : plutôt que l'adhésion à un dogme ou une Eglise, c'est une béance mystique qui s'ouvre devant elle, en ce sens qu'elle accède soudain à une vision directe, à la fois sensible et intellectuelle, d'un «arrière-monde» qui va désormais occuper la plus grande part de ses spéculations. 
Comme hier sur le terrain social, elle applique au champ spirituel un même refus du 
« gros animal ». Tout en écrivant qu'elle a « toujours adopté comme seule attitude possible l'attitude chrétienne », elle continue d'exprimer les plus sérieuses réserves vis-à-vis de l'Eglise « apparente », allant jusqu'à comparer la conception thomiste de la foi à un totalitarisme aussi étouffant que celui de Hitler
De la même façon, elle accusera ses deux bêtes noires - l'idolâtrie hébraïque et l'Empire romain - d'avoir mis leurs marques sur le christianisme, 
« Israël en y faisant entrer l'Ancien Testament comme texte sacré, Rome en en faisant la religion officielle de l'Empire ». Quant au Christ, qui lui inspire des aphorismes d'une vertigineuse pureté, elle lui refuse tout monopole, supposant qu'Osiris en Egypte ou Krishna en Inde ont été eux aussi des incarnations du Verbe... 
Simone Weil, et c'est là un fait remarquable, écrit ainsi que «la religion catholique contient explicitement des vérités que d'autres religions contiennent implicitement, mais réciproquement d'autres religions contiennent explicitement des vérités qui sont seulement implicites dans le christianisme». Une seule tradition mystique - et c'est fort regrettable - semble lui avoir échappé, sans doute pour des raisons contingentes : l'ésotérisme musulman. 
Dans Miss Non, Marc-Edouard Nabe écrit que Simone Weil possède «toutes les contradictions et la plus grande cohérence», avant d'ajouter : «Elle a traversé l'histoire du siècle exactement comme il fallait la traverser : en zigzags droits.» En ces temps crispés où les dogmatismes semblent vouloir s'aboucher avec le panurgisme le plus dégoulinant, il est sans doute urgent de relire Simone Weil, sainte burlesque et disciple rebelle. 

Simone Weil en cinq dates

3 février 1909 
Naissance à Paris dans une famille de «libres-penseurs» juifs. Son frère aîné, André, deviendra un célèbre mathématicien. Elève d'Alain, Simone Weil étudiera la philosophie à la Sorbonne et à l'ENS. 
1934 Elle rédige son «grand œuvre», Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, puis entre chez Alsthom comme ouvrière sur presse et chez Renault comme fraiseuse. 
1938 Elle séjourne à l'abbaye de Solesmes pour suivre les offices de la semaine sainte. Elle admet avoir eu le sentiment, au cours d'une récitation du poème Love, de Herbert, que le Christ était présent, «présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d'un être humain». 
1941 Sur recommandation du père Perrin, elle entre comme ouvrière agricole chez Gustave Thibon, écrivain catholique et agriculteur en Ardèche, à qui elle confie ses Cahiers, dont une partie sera publiée en 1947 sous le titre la Pesanteur et la grâce. 
1942 Elle rejoint la France libre à Londres, où elle tente, en vain, de se faire envoyer en mission en France. Elle y rédige l'Enracinement. S'imposant un jeûne sévère, elle meurt le 24 août 1943, à 34 ans, d'une défaillance cardiaque.

SIMONE WEIL VUE PAR...

Albert Camus « A la lire, on se dit que la seule chose dont fut incapable sa surprenante intelligence était la frivolité. On lui demande en 1943 un rapport sur la situation morale de la France et elle écrit l'Enracinement, véritable traité de civilisation. » 
Cioran « Ces deux juives extraordinaires : Edith Stein et Simone Weil. J'aime leur soif, et leur dureté envers elles-mêmes. » 
Georges Bataille « C'était un être admirable, asexué, avec quelque chose de néfaste. Elle était sans doute très bonne, mais à coup sûr un don Quichotte qui plaisait par sa lucidité, son pessimisme hardi, et par un courage extrême que l'impossible attirait. » 
Marc-Édouard Nabe « Son orgueil à détruire l'orgueil dans toute chose. Elle trouve plus noble de prier Dieu en pensant qu'Il n'existe pas. » 
Gustave Thibon « Une des formes les plus saillantes de son respect du prochain consistait à dire à tout le monde ce qu'elle croyait être la vérité. Elle refusait d'admettre que la vérité est un élixir dont il faut calculer les doses - sous peine d'en faire un poison. En cela, elle allait plus loin que Dieu lui-même, qui s'enveloppe de tant de voiles et qui a déclaré à ses apôtres : j'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter. »

Article publié dans le numéro 850 du Magazine Marianne, en kiosques du 3 au 9 août


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