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L’homme des foules : « La Nuit des morts-vivants », de George A. Romero (1968)

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

En 1968, La Nuit des morts-vivants, film  »de copains » réalisé sans le sou, a bénéficié d’une réception rare dans l’histoire du cinéma indépendant américain. C’est qu’il pose les jalons d’un genre qui a depuis fait (et continue de faire) florès : le film de zombies. Si des zombies apparaissent au cinéma avant le film de Romero (dans Vaudou (I walked with a zombi) par exemple, réalisé par Jacques Tourneur en 1943), ce dernier leur crée une imagerie qui perdure encore aujourd’hui.

Ce n’est donc pas pour rien qu’on a choisi cette date pour ouvrir notre sujet et déterminer les  »débuts » de la grande période du cinéma d’horreur américain. Avec ce film et, plus globalement, avec le cinéma de Romero, on retrouve une problématique, esthétique et sociale, qui va hanter le genre : celle de la représentation des foules, disparues des écrans mais pourtant bien présentes dans la société de consommation massive qui est celle des cinéastes qui nous intéressent.

Romero, cet  »homme des foules » né en 1940 et ayant commencé dans la publicité – ce n’est pas un détail anodin –, signe avec La Nuit des morts-vivants son premier film, à l’économie on ne peut plus rudimentaire. Le film a vieilli, mais demeure l’une des plus importantes oeuvres du genre. L’introduction de problématiques politiques et sociales en fait un film qui, près de cinquante ans plus tard, a beaucoup à dire d’un certain état du monde américain et de son cinéma.

© Films sans Frontières

© Films sans Frontières

Confusion et ambiguïté

Cette histoire de morts sortant de leur léthargie et attaquant les vivants (et en particulier les quelques personnages retranchés dans une maison abandonnée) multiplie les oppositions qui dépassent celle, évidente, du vivant et du mort. Ce qu’expose La Nuit des morts-vivants, c’est d’abord la confrontation entre le familier et le non-familier, l’hospitalier et l’inhospitalier. Plutôt que d’exagérer ces oppositions, le film en annule les délimitations pour mieux les rendre indistinctes : voilà un monde dans lequel les rapports habituels n’ont plus lieu d’être, où les oppositions rassurantes ne tiennent plus. Les morts sortent de terre, la famille explose, l’espace de la maison, prétendument hospitalier ou, à défaut, protecteur, dissimule des cadavres et sont finalement envahis par l’ennemi. Il n’y a ainsi plus aucune barrière, morale ou bien réelle, entre l’Autre et  »je ».

D’entrée de jeu, le film remet en cause bien des certitudes, à commencer par celle, encore fortement installée à la fin des années 1960, qui oppose l’homme noir et l’homme blanc. On a beaucoup épilogué sur le choix d’un personnage noir. Aux dires des auteurs, le choix fut conduit par des raisons de qualité de jeu, mais il demeure impossible, dans le contexte de la sortie du film, de ne pas y voir aussi un choix politique, on en reparlera.

Au-delà de cette première brisure visuelle entre blancs et noirs, le scénario distille vite une fracture dans la sacro-sainte famille : le frère et la soeur se rendent au cimetière pour déposer une gerbe sur la tombe de leur père, mais la foi du frère semble bien peu présente. De cette crise de foi inaugurale découle la suite du film, le familier devenant méconnaissable, et même dangereux. La soeur est dévorée par le frère, le père par sa fille qui tuera également sa mère. 

L’ambiguïté de La Nuit des morts-vivants réside bien dans ce choix étonnant : plein de compassion pour ses zombies, Romero n’en a pas fait des  »tout-autres » radicalement différents. La frayeur qu’ils provoquent est due, paradoxalement, à leur familiarité fondamentale – ce sont des êtres humains qui nous ressemblent, pour certains ce sont même des membres de la famille –, mais aussi au fait qu’ils sont rendus méconnaissables, dé-visagés (et donc rendus inenvisageables au sens fort) par le mystérieux phénomène. Aussi l’ennemi n’est-il pas celui qui est différent de moi, mais le très-familier devenu tout-autre, et le tout-autre prenant soudain les traits du familier.

© Films sans Frontières

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Une purge

Le film consacre donc le règne de l’indistinction et de la confusion, illustrées par l’anthropophagie : le mort assimile littéralement le vivant. La présence de cette peur de l’auto-ingestion qu’est le cannibalisme donne au film une dimension purgatoire. L’excès de carnation régit les images qui débordent presque de chair : les maquillages volontairement outranciers des zombies, les morceaux de chair dévorés face caméra… Tout cela atteste d’un monde puni par l’irruption soudaine du refoulé que constitue la chair humaine mise à nue.

Comme lors du Carnaval, l’objectif va donc consister à purger le monde de ses excès. Les consignes télévisuelles ne disent pas autre chose : « kill the brain and you kill the ghoul » est-il martelé. Il s’agit bien de dé-visager les morts-vivants, de les rendre définitivement non-humains, afin d’en finir avec l’inconfortable ambiguïté de leur situation partagée entre les règnes du vivant et du mort, du familier et du dissemblable. C’est bien ce que pose le principe du carnavalesque : la réunion des opposés, morts et vivants, humains et animaux, jeunes et vieux.

Mais ce festival de la chair n’a qu’un temps, et doit se conclure par une purge régénératrice. Le réveil des morts ne dure qu’une nuit, l’aurore sonnant le glas du festival. Le jour se lève sur un monde enfin « under control ». La chasse aux zombies est extrêmement violente, les tas de cadavres brûlés, enfin débarrassés de leur visage (l’attribut humain par excellence), ne sont pas sans rappeler les assurances sanitaires prises aux temps des grandes pestes, ou plus récemment les charniers découverts dans les camps. La Merde, la part carnée refoulée, est de nouveau maîtrisée et domestiquée.

Pour ce faire, il aura fallu réduire l’espace et y isoler les personnages. Le film s’ouvre d’ailleurs sur une campagne déserte serpentée par une route où ne circule qu’une seule voiture, opérant un retour littéral aux traumas de l’enfance (les peurs enfantines de la soeur). Par la suite, les personnages n’auront de cesse de s’enfermer encore davantage, dans la maison abandonnée (mais où trône, en haut de l’escalier, un cadavre qui constitue déjà un mauvais signe), puis, au sein de la maison elle-même, dans la cave, l’espace où refusait de s’enfermer Ben mais dans lequel il sera bien contraint de se réfugier, en compagnie des cadavres de la famille littéralement démembrée.

© Films sans Frontières

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La question de la foule

S’il est question de purge, c’est bien parce que la levée soudaine des morts entraîne avec elle son lot de peurs – peurs ancestrales (la confusion des règnes, l’inversion des processus naturels) mais aussi peurs plus contextuelles. De quelle peur est-il finalement question dans La Nuit des morts-vivants ? On l’a dit : l’envahissement soudain du monde moderne par des morts menaçants est un prétexte qu’utilise Romero pour donner à voir les foules. Et ce sont bien elles qui suscitent la peur. Phénomène du XIX° siècle qui, avec le développement urbain, a vu s’élever fortement la densité humaine de cités comme Londres (où se déroule, justement, la nouvelle de Poe L’Homme des foules), la foule humaine, multiplicité de visages trop fugitifs pour être saisis, a vite pu devenir une masse aux yeux de certains.

Somme d’individus qui ne forme pas de communauté – regroupement solitaire donc –, la masse qui, dans les années 1960 occidentales, est d’abord celle de la consommation de produits identiques, est aussi celle des mouvements contestataires (sans révolution toutefois). La masse est alors synonyme de chaos incontrôlable. Elle devient donc intolérable dans une société du contrôle qui, sous couvert d’un libéralisme seulement économique, enferme ses membres dans des besoins consuméristes qui annihilent de fait la liberté de choix.

C’est donc aussi du côté du politique et du social qu’il faut voir La Nuit des morts-vivants. La foule de zombies aux yeux vides convergeant vers le même point incarne les masses de consommateurs endormis et distille en même temps l’idée d’une menace possible, celle des mouvements de foule anarchiques qui effraient tant les institutions.

On a pu dire de La Nuit des morts-vivants qu’il était un film anti-communiste, les zombies figurant l’ennemi bolchevique intérieur. Notons que le même reproche a été fait à L’Invasion des profanateurs de sépulture de Don Siegel (1956). Une telle hypothèse, resservie souvent, me paraît un peu trop simpliste et réductrice. La Nuit des morts-vivants s’inscrit à mes yeux dans un contexte bien plus large que celui, idéologiquement réduit, de la place (compliquée) des communistes américains.

De fait, force est de constater que les êtres les plus menaçants du film ne sont pas tant ces morts-vivants amorphes, déchets humains d’une société qui les nie et les rejette – et saisit vite comment les exterminer – que les vivants eux-mêmes. Les miliciens à l’esprit paramilitaire qui organisent les massacres finaux me paraissent incarner davantage le danger d’une répression policière alors bien réelle, d’autant plus que le film, rappelons-le, est marqué par la question du racisme, et sortit peu après la mort de Martin Luther King. Du côté des  »héros » (les guillemets ne sont pas de trop) enfermés dans la maison, l’humanité ne bénéficie pas de davantage d’éloges, tant la solidarité et l’entraide manquent : le groupe n’existe pas, le combat, émaillé par les trahisons et les lâchetés, n’est celui que d’individus isolés.

Malgré une dimension résolument fantastique, le film multiplie les signes d’un ancrage  contemporain soutenant son implication politique et sociale. Au cimetière flotte en amorce un drapeau américain, façon de situer l’action dans un pays en particulier (plutôt que d’imaginer un phénomène mondial, par exemple). On note aussi le rôle central que jouent les discours : militaire, scientifique (qui s’opposent), médiatique surtout, avec la radio et la télévision, moyens de rester connecté au monde des  »semblables », peuplé en fait d’hommes ayant toujours un avis à donner, y compris sur ce qui excède leur entendement.

Le film insiste donc sur la représentation de phénomènes proprement contemporains et pourtant alors fort peu visibles. Et c’est bien politique que de tenir ainsi à donner à voir ce qui est habituellement occulté.

© Films sans Frontières

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Un nouveau monstre et un nouveau genre

La représentation inédite accordée aux foules par le truchement du zombie – le terme, il faut le noter, n’apparaît jamais dans le film – s’accompagne d’une figuration toute nouvelle du mort-vivant qui donne au personnage des attributs devenus des motifs bien identifiables.

On l’a dit, les zombies, dont la force réside dans leur nombre, eux qui ne communiquent pas, figurent bien la masse contemporaine, celle d’une foule de fait dé-composée. L’atomisation de la communauté touche ainsi jusqu’à la forme du scénario, dont la structure narrative n’avance que par la succession brutale d’événements répétitifs (tentatives de sortie de la maison, disputes, informations télévisuelles ou radiophoniques, …), sans installation véritable, mais plutôt une plongée presque immédiate dans le vif du sujet. Surtout – grande distinction dans l’histoire du genre – La Nuit des morts-vivants refuse d’expliciter les origines du phénomène, là où d’autres films sur le sujet (Vaudou par exemple, qu’on a déjà cité) en rationalisaient les causes. Certes, la télévision nous apprend que la levée des morts serait due à un satellite présentant un fort taux de radiation, mais outre la dimension fort peu convaincante de l’argument, celui-ci n’est que peu évoqué dans le film. Les causes n’intéressent pas Romero ; seules comptent les conséquences, dans une volonté narrative purement horizontale, sans formalisation.

Le cinéaste déconnecte donc l’image du mort-vivant des vieilles influences et lui invente des traits distinctifs, désormais iconiques. La Nuit des morts-vivants donne ainsi à voir les motifs aujourd’hui récurrents du zombie à la démarche lourde, maladroite et lente (inspirée de celle de Boris Karloff) dont les points faibles sont la tête et le feu. Visuellement, l’image des bras rachitiques vêtus de haillons passant à travers les fenêtres est désormais devenue un vrai cliché, repris dans de nombreux films. 

Outre ces caractérisations, la forme même du film a contribué à conférer au genre un certain style. En raison du maigre budget dont il bénéficiait, le film est tourné caméra à l’épaule, en noir et blanc (le chocolat utilisé pour simuler le sang pouvait ainsi sembler réaliste), avec des cadrages serrés pour isoler les personnages et une prise de son directe. Les effets sont faciles : un orage de studio tonne en post-production, la musique est presque omniprésente (probablement pour couvrir la mauvaise qualité du son), les faux raccords sont légions. Cette esthétique  »sale » tout à fait adaptée au sujet deviendra la  »marque » d’un certain cinéma d’horreur fauché mais efficace, comme Massacre à la tronçonneuse par exemple. 

Le film a retenu la leçon formelle du morcellement hitchcockien des Oiseaux, où il était déjà question d’une masse menaçante et inexpliquée. Romero morcelle donc le récit par l’écriture et le montage, atomise le découpage en plans très serrés (la panique des personnages) ou très vastes (les foules de zombies), refusant l’entre-deux, celui de la conversation en plans moyens, devenue impossible. 

Encore aujourd’hui, La Nuit des morts-vivants demeure l’un des plus gros succès du cinéma indépendant américain. Le succès du film en fit l’un des modèles du cinéma de genre, fauché mais malin, plus subversif encore que ne l’ont cru les associations les plus conservatrices – certaines ont ainsi craint que le film n’inspire d’authentiques actes de cannibalisme, d’autres l’ont pensé inspiré par Satan. Une réception paniquée qui participe encore aujourd’hui – on l’a vu récemment avec le film Annabelle – de l’aura entourant le cinéma d’horreur. 

Bien que Romero (comme, plus tard, Hooper), ne toucha qu’une faible part des recettes colossales engendrées, la réussite impressionnante du film installa le cinéaste à la place de maître du film de zombies. Il en réalisa deux autres, continuant à faire des zombies l’image de l’aliénation et du soulèvement, distillant une forte dose de mélancolie dans Dawn of the dead (1978, d’ailleurs traduit en français par Zombie) par exemple, où la chair informe des morts-vivants s’oppose à la régularité trop parfaite des mannequins de grands magasins. Des films décidément préoccupés par les problèmes sociaux de leur temps.

Alice Letoulat


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