« Le titre est venu, nous dit Grégory Chambat, lui aussi un peu au hasard, puisque ce n’était pas celui que j’avais envisagé au départ et que je reste circonspect sur l’effet qu’il peut produire…Si je pense que les deux notions sont indissociables, je considère aussi que leur relation n’est pas symétrique. Il me semble improbable qu’une réelle pédagogie émancipatrice puisse se déployer dans un système social inégalitaire et hiérarchisé. En ce sens, l’éducation, malgré ses marges de manœuvres, reste tributaire de la société. Je ne crois pas non plus à une conscientisation progressive des opprimés par l’éducation, ce n’est pas le savoir qui libère les hommes, du moins, pas seulement et pas automatiquement. Sur cette question, les pistes ouvertes par les syndicalistes français du début du xxe siècle et leur « refus de parvenir » me paraissent toujours d’actualité dans leur façon d’appréhender le rapport à la culture dans une perspective collective. La question révolutionnaire reste donc centrale et première, quelle que soit la forme qu’elle emprunte. »
La réflexion de Grégory Chambat apparaît sortir de certains « sentiers battus ». le mieux, cependant, reste de se construire soi-même son opinion...
Michel Peyret
Pédagogie et révolution, entretien avec Grégory Chambat
Il y a quelques semaines sortait aux éditions Libertalia Pédagogie et révolution, recueil de chroniques publiées dans la revue N’Autre école sous le titre « Relectures pédagogiques ».
L’occasion de questionner son auteur sur la dimension révolutionnaire de l’engagement pédagogique et la dimension pédagogique de l’engagement syndical.
Pédagogie et révolution, Questions de classe et (re)lectures pédagogiques, Grégory Chambat, Libertalia, 224 p., 2011.
N’Autre école – Pourquoi sortir ce livre maintenant ? Quelle est son actualité par rapport aux questions politiques que pose actuellement l’institution scolaire ?
Grégory Chambat – La sortie d’un livre a forcément à voir avec le hasard et la nécessité… mais peut-être que cette publication participe à une réactualisation de certaines questions autour de l’école, de la pédagogie. Sur ce plan, les dix dernières années ont été assez pauvres en terme de production.
Rien n’est venu enrayer le débat pédagogues versus républicains (le même depuis trente ans !), si ce n’est peut-être la médiatisation à outrance de ces derniers ou ses tentatives de rapprochement avec le courant anti-libéral. Si on regarde bien ce qui s’est dit et écrit de stimulant, ça reste limité. Je ne retiens surtout que les textes de Charlotte Nordmann, un petit recueil Après l’école ou quelques travaux sociologiques (L’École de la concurrence). On pourrait ajouter le nouveau Laurent Ott (Pédagogie sociale) qui croise pas mal de mes interrogations. Sans oublier le travail de la revue N’Autre école ! Du coup, il y a l’idée de regarder un peu plus loin en arrière…
Dans le même temps, disons entre 1995 et 2003, ou même 2010, le secteur de l’éducation a connu un bouillonnement revendicatif (retraites, Allègre, 93, mouvements lycéens, LRU, CPE, désobéisseurs, etc.), sans peut-être ressentir la nécessité de creuser l’analyse de l’institution et d’avancer sur un autre projet. Faisons le pari qu’au niveau de la réflexion, on pourrait assister à un renouveau qui peut nous sortir des fausses oppositions, qui peut faire émerger de vraies problématiques – sociales, syndicales… Enfin, c’est aussi un appel que je lance ! Si l’on observe le débat présidentiel sur l’école ou les publications syndicales, une chose est certaine, on peut difficilement tomber plus bas !
Tu as intitulé ton livre « pédagogie et révolution ». Peux-tu nous expliquer le ou les liens que tu fais entre ces deux termes ? En quoi la pédagogie est-elle révolutionnaire ? Penses-tu qu’elle soit utile, nécessaire, voire indispensable à la révolution ?
G. C. – Le titre est venu lui aussi un peu au hasard, puisque ce n’était pas celui que j’avais envisagé au départ et que je reste circonspect sur l’effet qu’il peut produire…
Si je pense que les deux notions sont indissociables, je considère aussi que leur relation n’est pas symétrique. Il me semble improbable qu’une réelle pédagogie émancipatrice puisse se déployer dans un système social inégalitaire et hiérarchisé. En ce sens, l’éducation, malgré ses marges de manœuvres, reste tributaire de la société. Je ne crois pas non plus à une conscientisation progressive des opprimés par l’éducation, ce n’est pas le savoir qui libère les hommes, du moins, pas seulement et pas automatiquement.
Sur cette question, les pistes ouvertes par les syndicalistes français du début du xxe siècle et leur « refus de parvenir » me paraissent toujours d’actualité dans leur façon d’appréhender le rapport à la culture dans une perspective collective. La question révolutionnaire reste donc centrale et première, quelle que soit la forme qu’elle emprunte.
Ceci dit, de la Révolution française au Chiapas, en passant par la Commune de Paris (et d’Oaxaca !) ou l’Espagne de 36, toutes les entreprises de libération se sont frottées, souvent avec audace et succès, aux problèmes pédagogiques. Mais elles ont aussi toujours bénéficié d’expérimentations antérieures, de tâtonnements qui ont eu la chance de pouvoir s’exprimer pleinement et à grande échelle à l’occasion de ces « explosions de liberté ». C’est sur ce lien entre critique sociale et contestation pédagogique que je travaille actuellement pour une « contre-histoire » de l’éducation en France.
Tu fais partie depuis l’origine du comité de rédaction de N’autre école, et depuis plus longtemps encore de la CNT, en quoi ce livre est-il le prolongement de ton action syndicale et pédagogique ? L’analyse de ces pratiques éclaire-t-elle tes choix professionnels ?
G. C. – Pour moi, militer, s’engager, c’est apprendre sans cesse ! Il y a quelques semaines je suis tombé sur cette phrase de Louise Michel qui résume à mon avis tout à fait cette position « Apprendre toujours, partager ce savoir, éradiquer la misère et pour cela prêcher la révolution ». Rencontrer des gens, parler, participer à la revue, écrire, c’est l’action militante. En retour, tout ce qui se trouve dans le livre, je l’ai croisé et appris à travers mon militantisme.
Ce livre n’est donc pas un prolongement, c’est un outil qui vise à mettre à disposition des autres ce que j’ai reçu ou ce que j’ai été chercher, c’est un maillon dans un processus de réflexion, de culture et de lutte. Maintenant, sur l’influence de ces textes sur mes pratiques, elle est l’objet d’un constant aller-retour. J’écris et je lis parce que j’en ai besoin pour comprendre et surmonter des échecs ou des problèmes (professionnels et militants), pour m’intéresser à la façon dont d’autres ont réagi face aux mêmes situations.
À un moment, j’ai réalisé que lire ne suffisait pas, qu’il fallait aussi poser sur le papier ces choses, une pratique qui est à la fois douloureuse, éclairante et aussi source de plaisir… Et réciproquement, ces analyses déclenchent de nouvelles questions, de nouveaux projets… En tout cas, il faut que cela résonne en moi. Je ne propose ni des biographies ni des « études de textes », mais bien des « relectures », des « réactualisations », des rencontres, afin d’essayer d’éclairer le présent à partir du passé.
Comment expliquer l’ignorance entretenue auprès des enseignants sur ces références ?
G. C. – Je pense qu’il y a plusieurs niveaux de réponse. D’abord cette ignorance peut être assez relative. Freinet est connu, il a été souvent évoqué auprès des étudiants d’IUFM. C’est donc moins sa « connaissance » que la manière dont il est récupéré qui pose problème. C’est un peu pareil avec Illich, « Une société sans école » est une référence et une formule qui a traversé les années mais en perdant son sens initial (la version originale s’intitule Deschooling Society : « Descolariser la société »). Je ne pose pas forcément « l’ignorance » des pratiques de rupture (sociales ou pédagogique) comme la cause première du recul de la réflexion sur l’école aujourd’hui.
Plus profondément, puisque la question se réfère à un rapport de force, je pense que c’est la perte des réflexes collectifs qui explique la contamination réactionnaire à laquelle nous assistons. On peut reprendre l’exemple des compétences et la manière dont l’idéologie libérale a pu les imposer sans quasiment aucune résistance « émancipatrice ».
Et puis, même si c’est plus difficile que dans les années 1970, ces textes sont encore assez facilement accessibles. Le problème c’est de les actualiser et de les faire vivre. C’est le devoir des praticiens. Aujourd’hui ils sont cantonnés au monde universitaire, c’est-à-dire vidés de leur aspect pratique, sans contact avec la réalité (je pense au contre-sens de la littérature anti-libérale qui voit dans les pédagogies alternatives des complices du libéralisme).
Même si je ne propose pas de recettes pour faire classe, le livre pose des interrogations, des pistes, qui croisent nos préoccupations quotidiennes d’enseignant et de militant, en tout cas, les miennes ! ■