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14-18, Albert Londres vit un moment de trêve

Par Pmalgachie @pmalgachie
14-18, Albert Londres vit un moment de trêve Pendant une trêve
Furnes, 28 novembre — Tu n’es pas mort ? C’est dégoûtant. C’est le relais. Car il y a des relais dans la guerre. Alors on rit. Quand on ampute un monsieur, il ne serait pas convenable que les témoins se missent à plaisanter, mais si le monsieur veut rire ?… Revenons donc des chemins, des rives et des tranchées et asseyons-nous dans cet estaminet. — Tu n’es pas mort ? Il va falloir te mettre un couvert ? L’homme à la vie si dure est un mitrailleur. Dans sa prison roulante, chaque matin, avec trois camarades, il file « leur rentrer dedans ». Ils sont partis quatre hommes il y a huit jours. Tombés dans une reconnaissance, ils ont joué de la gâchette et du volant. Ils sont revenus trois et un cadavre. — Il avait mal choisi l’instant pour regarder par la lucarne. Avant de s’attabler, le mitrailleur prend sa fourchette, la tient comme un flambeau, se compose un air et module : Je ne veux pas mourir encore. Voilà le soleil. Le froid avait tellement exagéré qu’il a dû se donner une bronchite à lui-même. Il en est mort. À cet endroit, d’où l’on voit par la fenêtre la grande route ramenant à gauche de. Nieuport, d’Ypres à droite, ce n’est que sainte jeunesse. Il fait beau sur les visages, comme il fait beau sur la nature. Prenons ces sujets de gaieté pour vous en envoyer à vous de l’intérieur, qui vous feriez scrupule d’en trouver en vous-mêmes. La fragilité de l’heure les a sacrés. Vous ne pouvez pas refuser de rire quand vous y êtes invités par ceux pour qui vous restez tristes. Quand on r’viendra, ça on ne le sait pas. P’têtre demain, p’tétre dans cent années. Si on r’vient pas on se s’ra en tout cas Jusqu’à la fin joliment promené é, é, é, é. Ça c’est un régiment qui part. Tout l’estaminet dégorge. Le mitrailleur grimpe sur sa machine, bat la mesure et quand l’instant arrive fait avec eux : é, é, é, é. Les rangs défilent. Un de ceux qui porte les souliers les plus crottés crie aux gens du trottoir : — Qui veut m’acheter le cirage qui fait si bien briller mes croquenots ? Si ma fi-fi fi-an-cée me voyait Ell’ me dirait en me donnant cinq sous : « Va t’ faire raser », mais moi je répondrais Que ai toujours les mêmes joues dessous. Ou, ou, ou, ou. Le régiment devient plus petit. — Dites donc, capitaine, demande le mitrailleur, si ma fiancée me voyait, qu’est-ce qu’elle dirait ? Ce capitaine a trois galons à son bonnet et une soutane pour dolman, une soutane qui s’achève en culotte. — Ce qu’elle dirait ? — Elle dirait : l’aumônier peut bien te donner du tabac quoique tu ne sois pas bon catholique. é, é, é, é. Le régiment est déjà loin. Cet aumônier est notre ami. Nous l’avions trouvé sous Dixmude. Un zouave lui disait : — Vous savez donc fumer la pipe, capitaine ? (car il fumait la pipe), parce que j’aurais pu vous la mettre au point. — Tu peux toujours. La pipe changea de bouche. C’était au moment de la poussée. — Ça m’a l’air de chauffer, capitaine, je vous la rapporterai peut-être brûlée. Que le prêtre voudrait que ce zouave lui rapportât sa pipe !… L’estaminet n’est pas grand, il y a pourtant beaucoup de soldats, dans la salle, dans la cuisine, dans le couloir et sur les marches de l’escalier en escargot. Cette salle à manger dans l’escalier c’est fameux. Ceux qui sont dans le bas ont autant de nourriture sur le dos et sur le crâne que dans le ventre. — Quel dommage, crient les plus haut perchés, qu’on ne mange pas des choses à noyaux ! Le mitrailleur se lève : — Je vais vous dire ma nouveauté. On croit qu’ c’est sur un ch’val de prix Qu’ Guillaume, qu’ son docteur et son fils-ce S’avancent pour prendre Paris Moi j’ dis qu’ c’est sur une écrevisse. — Fantassins, artilleurs, carabiniers, toute l’armée ! Voilà le général. Ombre, touchante qui se profile sur le reste de la Belgique ! C’est un ancien général que l’âge arrêta lorsque, le 2 août, il fit le geste d’instinct de reprendre l’épée. Il a suivi l’armée. Il ne la quittera que pour sa stèle, Namur, Bruxelles. Anvers, Ostende. Il est à Furnes. Il ne parle pas, même pour demander du pain. Il ne lit pas. Il ne regarde pas : il marche. Il porta l’uniforme, mania des hommes, rêva son plan, il est en civil, sans soldats et n’a plus d’avis à donner. Dépouillé du travail de sa pensée, il voit à ses pieds pourrir ses fruits. Il marche pour se dépêtrer de ses propres décombres. Il passa devant l’auberge. Les âmes lui rendirent les honneurs. On boit de la bière sut le trottoir en face. La bière des Flandres a la couleur des chevelures des filles d’ici. Les filles d’ici ? Où sont-elles ? C’est encore une des figures de la guerre. Les races, les routes, les maisons n’ont plus de silhouettes balancées. On dirait que Dieu a rendu à l’homme la côte dont il a fait la femme. Trois officiers boivent aussi de la bière. Ils nous font signe. Nous traversons avec l’aumônier. — Aumônier, devinez ce que j’ai vu ? Que peut bien avoir vu un lieutenant de cuirassiers ? — Vous avez vu des Allemands ? — Mieux que ça. — Le duc de Wurtemberg ? — Mieux que ça. — Le kronprinz de Bavière ? — Mieux que ça. — Vous avez vu, s’écrie l’aumônier, vous avez vu une femme ! Il avait vu une femme ! Ses camarades appellent tous les autres officiers. — Regardez-le ? disent-ils. — Il a gagné la Légion d’honneur ? — Presque. Voilà l’homme qui a vu une femme ! — Eh bien moi, si j’étais abbé, tranche un capitaine, je dirais au Seigneur que c’est de l’injustice et que lorsqu’il fait passer une femme sur la place il devrait sonner du buccin pour qu’il n’y ait pas de privilégiés. L’aumônier alluma sa pipe : — J’y penserai ce soir dans ma prière, mes amis. S’il y a cette détente dans les cœurs, ce n’est pas seulement l’œuvre du soleil, c’est que l’on voit moins de sang. La terre, ici, s’est recouverte d’une cuirasse que chaque jour, pour qu’elle ne se ternisse pas, la marée fait briller. Depuis que l’eau est entrée en guerre on rencontre moins de voitures d’ambulance. Cette eau, sur ce sol, il semble que ce soient toutes les larmes des mères déjà crucifiées, qui ont répandu là leur désolation, pour que soient épargnées de plus nombreuses mères. Donc, aujourd’hui, douce journée, peu de canon, pas de blessés. — Aussi, monsieur, je vous offre un cigare. Ce parfait gentleman est un officier anglais. C’est une de nos admirations. Non pour son courage. On perd l’habitude, ici, d’admirer les hommes pour leur courage. Ils en ont naturellement comme ils ont deux yeux. Vous n’iriez pas dire à quelqu’un : « Je vous félicite d’avoir deux yeux. » C’est la même chose. Nous l’admirons pour son estomac. Les matins, quand, de très bonne heure, nous nous rencontrons sur le coin d’une table, tandis que timidement nous goûtons à un café, il avale en deux traits et demi la moitié d’une bouteille de champagne. Il allume un cigare et s’en va en bonne santé. Voilà l’homme qu’il suffit de regarder pour se sentir bien portant ! Du tabac vient d’arriver. La nouvelle fuit chez les soldats. C’est la course sur la place. C’est l’attroupement devant le débit. On s’étouffe. — Pousse pas, bon Dieu ! — J’exécute, les ordres. Joffre a dit : « Assez reculé, l’heure est venue de pousser. » Je pousse. C’est la France. Ce n’est pas parce que l’on peut y rester que l’on doit cesser de rire. Albert Londres
Le Matin, 2 décembre 1914

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