Lorsque je vous ai vu, j’ai su. Vous étiez fou de son corps mince, de ses fesses. J’ai deviné que, dès le premier soir, vous l’aviez suivie des yeux, sans jamais la lâcher après. Vous occupiez toujours la même table, le long de la scène, dans l’espoir d’un regard, d’un sourire, d’une parole d’elle. J’étais moi-même incapable de vous oublier, de me détacher de vous.
Quand vous êtes entré, elle dansait. Vous veniez de vous asseoir quand elle a obliqué vers vous, en lenteur, en dansant sur scène. Vis-à-vis votre table, elle s’est balancée sur place, en faisant des mouvements du bassin, vous a glissé quelques mots. Votre trouble était évident. Je l’ai compris à votre sourire, à cette rougeur sur vos joues malgré votre quarantaine, à cette façon de tenir votre verre et de le porter à vos lèvres.
Lorsque la musique s’est tue, l’homme dans la boîte du fond a annoncé le spectacle d’une autre fille. Vous vous êtes agité sur votre siège. Vous saviez qu’elle viendrait à vous. Elle est descendue de l’estrade, a pris son temps, consciente des regards, du vôtre en particulier. À la voir emprunter cette démarche, ce déhanchement, j’ai eu mal pour vous. Si vous saviez.
Elle a circulé entre les tables, sûre d’elle, la tête un peu inclinée sur l’épaule. Elle s’est dirigée vers votre table, a soutenu votre regard, comme si elle se trouvait là pour vous seul. Je vous ai vu fondre devant elle. Sans que vous paraissiez le remarquer, son regard a voyagé dans la salle, est revenu à vous, ennuyé. Elle est demeurée à vos côtés, une main sur la hanche, le poids de son corps sur une seule jambe, le temps de quelques politesses. Elle est restée jusqu’au moment où celui pour qui son regard fouillait le noir apparaisse, se choisisse une place. J’ai vu, à votre attitude, que la gêne, comme la peur de perdre, vous retenait.
Elle s’est tournée vers lui. Vous n’existiez plus. J’ai vu la souffrance sur votre visage lorsqu’il s’est approché d’elle. Vous l’avez vue s’animer, devenir différente, éprouver une émotion certaine. Je vous ai vu vous effondrer sur votre chaise, rentrer les épaules, les haïr tous les deux d’un seul coup, vous qui aviez été assez fou d’elle pour lui porter respect, ne jamais l’obliger, payer.
Quand votre regard est devenu noir, j’ai pressenti la suite.
Dans le journal, on a écrit que vous pleuriez en silence, teniez son corps pressé contre le vôtre. J’imagine que c’est en douceur que vous avez resserré votre étreinte ; qu’au début, elle vous a fixé sans comprendre. Vos mains, autour de son cou, devaient paraître immenses.
J’aime croire que, malgré l’épouvante et le manque d’air, elle a fermé les yeux, s’est laissée aller ; que dans cet ultime moment d’abandon, elle a compris. Je sais qu’elle s’est endormie pour de bon en se revoyant sur scène, toutes lumières dirigées sur elle, tous les regards aussi, et que même là, prisonnière de vos bras et de vos mains, elle vous a échappé.
Vous avez eu l’impression que vos mains ne vous appartenaient plus tout à fait, et à
l’instant où elle a clos les yeux, vous vous êtes retrouvé loin, dans la fumée et les vapeurs de bière, assis à votre table, redevenu adolescent devant elle.Vous ne pourrez pas vous empêcher de rêver à son corps, très mince, tout en longueur, à ses fesses rondes et fermes ― presque un corps de jeune garçon, d’autant plus troublant pour vous. Vous n’oublierez jamais que dès la première fois, vous l’avez suivie des yeux, sans plus la lâcher après, comme drogué, soir après soir, toujours à la même table le long de la scène, dans l’espoir fou d’un regard, d’un sourire, d’un mot.
De votre nom prononcé par elle.
(Nouvelle tirée d’un recueil intitulé Tous les chemins mènent à l’ombre, La Grenouille, 2009.)
Notice biographique
Dany Tremblay a vécu son adolescence et le début de sa vie d’adulte à Chicoutimi. Après un long séjour dans la région de Montréal, où elle a obtenu une maîtrise en Création littéraire à l’UQAM, elle s’est de nouveau installée au Saguenay où elle partage son temps entre l’écriture et l’enseignement de la littérature au Collège de Chicoutimi. Au début des années 80, elle s’est mérité le troisième prix de la Plume Saguenéenne en poésie ; en 1994, elle est des dix finalistes du concours Nouvelles Fraîches de l’UQAM. Organisatrice de Voies d’Échanges, qui a accueilli, deux années de suite, une vingtaine d’écrivains à Saguenay, elle est aussi, à deux reprises, boursière du CALQ. Elle s’est impliquée dans l’APES-CN dont elle a été présidente de 2006 à 2008. Depuis presque dix ans, elle pratique l’écriture publique avec les Donneurs de Joliette, fait partie des lecteurs pour le Prix Damase-Potvin et celui des Cinq Continents.À ce jour, elle a publié des nouvelles dans plusieurs revues au Québec, a coécrit avec Michel Dufour Allégories : amour de soi amour de l’autre publié en 2006 chez JCL et Miroirs aux alouettes, roman-nouvelles, publié en 2008 chez les Équinoxes, ouvrage auquel a participé Martial Ouellet. En 2009 et 2010, elle fera paraître successivement, aux Éditions de la Grenouille Bleue, deux recueils de nouvelles : Tous les chemins mènent à l’ombre (Prix récit : Salon du Livre du SLSJ en 2010) et Le musée des choses. En mai de cette année, elle a publié aux éditions JCL un récit témoignage : Un sein en moins ! Et après…
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