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Thomas Piketty, inégalités: peut-on stopper la spirale inégalitaire ?

Par Alaindependant

« Des inégalités extrêmes, dit Thomas Piketty, risquent de provoquer un repli national, un contrôle des capitaux, des mesures protectionnistes, une instabilité politique. On peut stopper cette spirale inégalitaire que l’on croyait appartenir au passé. Nous devons pouvoir donner un sens aux inégalités. Or l’idée qu’elles sont le résultat de raisons méritocratiques ne tient pas. Le capital se concentre mécaniquement parce que, année après année, il produit un rendement (6-7%) supérieur à celui de la croissance économique (1 à 2%). Les héritiers voient leur fortune augmenter, sans mérite. Le cas de Liliane Bettencourt, qui n’a jamais travaillé, en est l’illustration. L’héritière de l’inventeur génial Eugène Schueller, qui a créé L’Oréal, a vu sa fortune passer de 2 à 25 milliards de dollars, a calculé Forbes, au cours des vingt dernières années, soit un rendement de 13% par année ».  

Alors, que l'on vienne me dire qu'un tel monde doit se perpétuer éternellement !

Michel Peyret


REVENUS - Vendredi 06 septembre 2013

La fin d’un siècle de recul des inégalités

Frédéric Lelièvre

Thomas Piketty publie un ouvrage consacré à l’évolution des patrimoines dans le monde depuis le XVIIIe siècle. L’économiste français constate une remontée, qu’il juge inquiétante, de la concentration des patrimoines, sauf en Suisse. Parce qu’il procure un rendement supérieur à la croissance des pays, le capital enrichit d’abord ceux qui ont hérité.

En réponse à une question, il se lève, tire une des boîtes qui remplissent des étagères pleines à craquer du sol au plafond, sur presque tous les murs de son bureau installé près du parc Montsouris, à Paris. Il en sort la photocopie d’un document usé sur lequel on peut lire des tableaux de chiffres sur toutes les tranches de revenus de l’année fiscale 1957-1958, en Inde. Des données récoltées grâce à un collègue qui sait dans quelle bibliothèque de Delhi les trouver.

Thomas Piketty, 42 ans, consacre sa vie académique aux chiffres, et à leur analyse. La collecte de ces statistiques, essentiellement sur les revenus et les patrimoines du monde entier, ou presque, lui prend la moitié de son temps, admet-il. Un travail «fastidieux» et «négligé» par les économistes, mais «indispensable pour se confronter à la réalité», sourit le professeur à l’Ecole d’économie de Paris.

Son dernier ouvrage 1, une somme de près de 1000 pages, est sorti ce jeudi. Il a pour ambition de retracer l’évolution du capital et des inégalités de revenus dans le monde depuis le XVIIIe siècle. Devenu une référence pour ce type de travail historique depuis la publication des Hauts revenus en France 2, Thomas Piketty tire de ses nouvelles recherches une série de leçons économiques, qu’il veut à présent appliquer au XXIe siècle afin de sauver nos démocraties. Explication de texte, en commençant par les héros d’Honoré de Balzac, qu’il convoque pour illustrer son travail.

Le Temps: Vous vous référez à de nombreuses reprises au discours de Vautrin, dans «Le Père Goriot». Ce personnage d’Honoré de Balzac explique au jeune Rastignac que, comme vous l’écrivez, «la réussite sociale par les études, le mérite et le travail est une illusion». Rien ne remplace le mariage, ou l’héritage. Avec l’émergence de la classe moyenne, le XXe siècle avait pourtant donné l’impression que la société s’était élevée pour mieux récompenser le talent. Or, vous montrez que seuls les deux conflits mondiaux ont permis de mettre fin à cette société de rentiers. Et qu’aujour­d’hui, ces derniers font leur retour. Est-ce bien ce qu’il faut retenir de votre travail?

Thomas Piketty: Oui, mais il ne faut pas exagérer non plus. L’héritage reste moins important aujourd’hui qu’à l’époque de Vautrin. Le flux annuel des successions représente en France 15% de la richesse nationale, contre quelque 25% dans les années 1900, mais, c’est vrai, seulement 5% en 1960. Mes prévisions montrent que la tendance à cette concentration est à l’œuvre, pas seulement en France. Je ne cherche pas à faire dans le catastrophisme. Simplement, l’illusion de la fin de l’héritage ne tient pas. Il n’y a d’ailleurs aucune raison naturelle à cela. D’autant que, et ce serait dommage que ce constat sur les héritages brouille l’autre message du livre, les patrimoines mondiaux progressent et se concentrent grâce à une autre mécanique, plus forte: un rendement financier toujours supérieur à la croissance économique. Cette concentration prépare un gros problème que je vois venir à l’horizon 2040.

Nous allons y revenir mais, avant cela, dites-nous comment vous est venue cette idée de faire appel à la littérature pour illustrer vos découvertes?

Cela vient de mon questionnement initial. Je voulais comprendre pourquoi l’héritage semblait aujourd’hui moins important qu’au XIXe siècle. Je me suis d’abord rendu compte, en regardant les statistiques successorales, que la concentration des richesses ne relevait pas d’un fantasme d’écrivain, même si Balzac était criblé de dettes. Comment dès lors expliquer qu’un siècle plus tard ces flux de successions soient bien plus faibles? Dans les manuels économiques, on trouve peu de théories expliquant l’évolution de la distribution de ces richesses. Des discours politiques ont placé leurs espoirs dans la montée du capital humain, l’épargne de cycle de vie, mais sans que ces notions aient été explicitées, ni surtout testées empiriquement. C’est ce que j’ai voulu faire.

Vous montrez que les facteurs les plus redistributifs sont finalement les guerres mondiales. Comment opèrent-ils?

- Par les destructions tout d’abord, particulièrement en France et en Allemagne. Ensuite, l’épargne est absorbée pendant les conflits. Enfin, la réaction politique produit un grand effet: les nationalisations forcées et la hausse des impôts ont compressé les patrimoines. C’est particulièrement vrai aux Etats-Unis et au Royaume-Uni qui vont, entre 1920 et 1980, éprouver une véritable passion, sans équivalent en Europe, pour l’égalité fiscale en taxant fortement les plus aisés. En Allemagne, le capitalisme rhénan, qui donne des droits de vote aux employés qui ne possèdent pas le capital, va aussi réduire la valeur de ce dernier.– Et l’inflation, importante au siècle passé?

Elle va surtout modifier la répartition de la richesse, au profit du secteur public. Il est d’ailleurs très paradoxal de voir l’Allemagne, qui est l’Etat à avoir le plus utilisé la hausse des prix pour réduire sa dette, refuser aujourd’hui que des pays comme la Grèce le fassent!

Vous ne commentez pas le cas de la Suisse. N’est-il pas intéressant?

Je l’ai traité cas dans un ouvrage précédent3. Dans la base de données en ligne, vous trouvez d’ailleurs des statistiques sur la Suisse, entre 1900 et 2009. Ce pays est intéressant parce que les chocs de la Seconde Guerre mondiale sont beaucoup moins forts qu’ailleurs. Non seulement la Suisse n’a pas souffert de destruction, mais en plus elle a accueilli des réfugiés. Au début des années 1920, les écarts de salaires y étaient plutôt inférieurs à ce que l’on observait ailleurs. Les inégalités sont restées plus stables au XXe siècle qu’ailleurs (voir graphique ci-dessous). Pour les périodes plus récentes, nous rencontrons des problèmes de mesures, entre les résidents et les non-résidents, les avoirs des étrangers. Ce qui rend difficiles les comparaisons.

Aujourd’hui, les rentiers et les héritiers font leur retour, mais ils ont bien changé. En particulier, ils sont beaucoup plus nombreux. Pourtant, vous soutenez qu’ils menacent la démocratie!

Il y a effectivement bien moins de gros rentiers. Les héritages regagnent en importance, même si souvent ils ne permettent pas aux héritiers d’arrêter de travailler. Cependant, la moitié de la population n’hérite pas et gagne moins au cours de toute sa vie que la somme reçue en moyenne par ceux qui héritent. Les inégalités sont moins choquantes que du temps de Vautrin et la vie de la population s’est bien améliorée, grâce à l’économie de marché. Au XVIIIe ou au XIXe siècle, on peut admettre que les inégalités extrêmes se justifiaient pour développer la pensée, l’écriture, la peinture, la science…

Aujourd’hui, à l’heure de l’accès à l’éducation ou à la santé pour tous, la question de l’inégalité se pose différemment. Une nouvelle dynamique de concentration du capital est à l’œuvre. Elle constitue un danger. Aux Etats-Unis, les 10% les plus riches détiennent 72% des patrimoines. Comment justifier dans ce pays des inégalités plus grandes que celles rencontrées en Inde?! Cette évolution comporte des risques pour la pérennité de notre modèle. Nous ne sommes pas obligés de jouer avec les dés et d’attendre de voir ce que cela va donner avant d’agir.

Que redoutez-vous?

Des inégalités extrêmes risquent de provoquer un repli national, un contrôle des capitaux, des mesures protectionnistes, une instabilité politique. On peut stopper cette spirale inégalitaire que l’on croyait appartenir au passé. Nous devons pouvoir donner un sens aux inégalités. Or l’idée qu’elles sont le résultat de raisons méritocratiques ne tient pas. Le capital se concentre mécaniquement parce que, année après année, il produit un rendement (6-7%) supérieur à celui de la croissance économique (1 à 2%). Les héritiers voient leur fortune augmenter, sans mérite. Le cas de Liliane Bettencourt, qui n’a jamais travaillé, en est l’illustration. L’héritière de l’inventeur génial Eugène Schueller, qui a créé L’Oréal, a vu sa fortune passer de 2 à 25 milliards de dollars, a calculé Forbes, au cours des vingt dernières années, soit un rendement de 13% par année.

Comment ce rendement du capital peut-il rester si élevé?

Depuis l’Antiquité jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la croissance économique a été à peu près nulle. Pas le rendement du capital. Les deux n’ont en réalité rien à voir. Le capital produit des rentes et assure de quoi vivre, comme l’ont bien raconté Balzac et d’autres. Il suffit de ne consommer qu’une partie de ce qu’il rapporte pour qu’il continue à grandir.

Vous réglez donc son compte à Marx puisque vous n’observez ni une baisse tendancielle du taux de profit, ni la fin du capitalisme…

Marx a développé une idée pertinente: dans un monde de croissance faible, le capital peut prendre une place disproportionnée. Les libéraux ont tort de croire à une redistribution spontanée des richesses, à une main invisible qui le ferait. Ce n’est pas ce que les chiffres disent. La concentration des patrimoines ne récompense pas les plus entreprenants. Les plus fervents défenseurs du marché devraient s’en soucier. Je ne suis pas déclinologue, je crois au progrès, mais je redoute la spirale qui prend forme.

Vous-même, avez-vous hérité?

– (Sourire et un temps de réflexion). Oui, une toute petite donation, mais mon travail n’a pas été inspiré par cela. Je l’ai davantage été par les hauts prix de l’immobilier à Paris, qui témoignent de cette concentration des richesses.

1. «Le capital au XXIe siècle», 
Seuil, 2013.
2. «Les hauts revenus en France au XXe siècle», Grasset, 2001.
3. «Top incomes over the twentieth century», Oxford University Press, 2007 (le chapitre sur la Suisse est coécrit avec Fabien Dell et Emmanuel Saez).


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