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"Mon amant peut bien m'attendre un peu..."

Publié le 20 décembre 2014 par Dubruel

d'après LE RENDEZ-VOUS de Maupassant

Chapeau dûment épinglé,

Manteau enfilé,

Assise dans son salon,

Madame Jalon

Ne pouvait se décider

À se lever.

Combien de fois pourtant,

Depuis deux ans,

En l’absence de son mari,

S’était-elle vêtue ainsi

Pour rejoindre M. Tesson

En son logis de garçon !

La pendule, qui sonna trois coups,

La mit debout.

Sans envie,

Elle sortit

En pensant : ’’Il va s’impatienter !’’

Mais au square de la Trinité,

Un siège tentateur

Lui tendait les bras :

’’Je me repose un quart d’heure.

Ce pauvre Tesson attendra.

J’en ai vraiment assez

De ce poison qui égrène les mots d’amour

Comme s’il récitait son chapelet

Sur un chemin de croix de l’amour.

Maintenant assise, jambes allongées,

Mme Jalon l’imaginait

Pestant contre son retard…inopiné.

Elle le voyait

Marchant à petits pas

Chez lui, là-bas,

Ouvrant la fenêtre,

La porte aussi, peut-être,

N’osant fumer

Car, sur le sujet, elle l’avait gendarmé.

Mme Jalon s’était assise

En face du clocher de l’église.

De là, elle voyait

Les aiguilles de l’horloge tourner.

Quand la demie a sonné.

Elle pensa : ’’Autant de gagné !

Et puis je mettrai

Encore une demi-heure

Pour gagner la rue Mercœur.

Je regarderai les vitrines ; je flânerai.

Et voilà, cela fera une heure volée !’’

Elle trainait

Comme un poids écrasant

Les souvenirs insupportables,

Ce fardeau intolérable

Des rendez-vous précédents !

Ce n’était pas aussi douloureux

Qu’une visite

Chez le dentiste,

Mais c’était bien plus ennuyeux !

Que ces soirées lui semblaient mièvres !

La nausée lui montait aux lèvres

En songeant aux biscuits au gingembre,

À l’odeur confinée de sa chambre,

Aux volets prudemment fermés.

(Les bougies, seules, restaient allumées)

Et aux : ’’Laissez-moi, je vous prie,

Ma chérie,

Baiser vos mains

Jusqu’à demain.’’

Son amant l’insupportait

Quand devant elle

Il s’agenouillait

Dans un mouvement si rituel

Qu’on eut dit, ma foi,

Un vieil acteur

Jouant pour la centième fois

Le mélodrame d’un mauvais auteur.

S’ensuivait une corvée surhumaine :

Il fallait, chaque semaine,

Se dévêtir à la sauvette,

Sans l’aide d’une soubrette.

Se rhabiller, était aussi exaspérant.

Elle aurait giflé Tesson tournicotant

Autour d’elle, gauche et empressé :

-« Permettez…Laissez… »

L’horloge sonna

Les trois-quarts.

Elle se décida

À sortir du square.

Elle n’avait pas fait dix pas

Qu’elle tomba

Sur un ami, Jean de Besse.

Le baron lui fit mille politesses :

-« Que n’êtes-vous venue encore

Voir mes collections d’Angkor ? »

-« Mais, cher baron,

Une femme, …chez un garçon ! »

-« Comment ! En voilà une erreur !

Visiter une collection de valeur

Chez un homme fréquentable

N’a rien d’inavouable ! »

-« Au fond, vous avez raison. »

-« Alors, venez voir ma collection ? »

-« Oui, mais quand ? »

-« Maintenant ! »

-« Non, je suis pressée, baron. »

-« Allons donc ! »

-« Vous m’espionniez ? »

-« Non, mais convenez

Que vous n’êtes pas très pressée. »

-« Oui, c’est vrai,…pas très… »

Un fiacre passait à les toucher

Le baron cria : -« cocher ! »

La voiture s’arrêta. Il ouvrit la portière :

-«Veuillez monter, amie très chère. »

Il s’assit près d’elle et ordonna :

-« 32 boulevard Masséna ! »


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