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Jacques Chancel est mort : vive Jacques Chancel !

Par Sergeuleski
Jacques Chancel est mort : vive Jacques Chancel !

Encore gamins, nous serons nombreux à découvrir le meilleur de la télévision avec Jacques Chancel. Pour cette raison, mort ou vivant, présent ou absent, Jacques Chancel ça ne se déplore pas, ça se célèbre, lui et toute une génération qui ont permis de hisser l'audiovisuel à une hauteur de vue et d'écoute sans équivalent ; une génération de volonté et de courage, au service du partage de l'excellence auprès du plus grand nombre à une heure de grande écoute, et alors que l'on ne disait pas encore " en prime time ".

Dans ces années-là, années 70, c'est " Le Grand échiquier " qui sera la clé de voute de cette ambition ( avec " Droit de réponse " et parfois, " Apostrophes ") ; une émission de plus de trois heures diffusée en direct qui recevra les meilleurs, de Léo Ferré à Ivry Gitlis en passant par Ruggero Raimondi ; et même si on pouvait questionner les goûts de Chancel dans le domaine de la musique dite " savante " qui semblaient se cantonner à l'opéra italien, le boléro de Ravel, Offenbach et Tchaïkovski, n'empêche, trois heures durant, il nous avait été bel et bien donné d'atteindre une autre dimension - appelons-là comme on voudra ! -, aux côtés de ceux qui font figure d'exception pour une rencontre d'un autre type.

Plus tard, il arrivera à Jacques Chancel de céder aux modes avec un grand échiquier BHL-France Gall, Arman et César, sans doute dans l'espoir de pouvoir survivre encore un peu en s'épargnant des récriminations quant aux choix de ses invités qui devaient ne rien devoir à la pression des agences de communication et de relations publiques et aux lobbys.

Jacques Chancel c'est une époque où la télévision savait encore recevoir un invité qu'elle plaçait au centre de toutes les attentions ; et ce n'était que justice car ces invités d'alors s'étaient construits le plus souvent sans la télévision ; par conséquent, ils ne devaient rien à ce média qui les sollicitait : rien à vendre donc ; rien dans les poches mais tout dans la tronche ! Et quelle tronche ! Dans le sens de... " Quels talents et quels esprits ! "

Pour cette raison - gratitude oblige ! - la télévision savait qu'elle leur devait à tous son existence même.

Aujourd'hui, la donne a changé : la reconnaissance et la notoriété reposant sur une couverture médiatique qui décide de tout ou presque, les " invités " lui étant redevables comme aucune autre génération avant elle, c'est sans doute la raison pour laquelle ce qui est devenu " la télé " méprise à ce point ceux qui, selon son bon vouloir, sont invités à y faire un tour de piste et de manège, d'autant plus que l'inversion des priorités, d'aucuns parleront de " valeurs " -, est venue tout remettre en question ; celui qui n'est plus qu'un animateur sera désormais placé au centre du dispositif et fera l'objet de toutes les attentions car, désormais, c'est lui que l'on cherchera à imposer tel un Dechavanne ou un Ardisson, les invités devenant alors de simples " faire-valoir ", avec pour conséquence ceci : qui, aujourd'hui, descendra dans la rue pour sauver une émission, exiger son maintien ? Ou bien plutôt : qui et quoi mériteraient une telle mobilisation ?

Rien ni personne.

Jacques Chancel aura été un des derniers à donner à la télévision ses lettres de noblesse juste avant le grand basculement et la grande débâcle ; naïf, il soutiendra la privatisation de TF1 en 1986 ; or, cette privatisation signera pourtant son arrêt de mort : public/privé, le service public ne cessera pas de courir après la chaîne de l'entreprise de BTP Bouygues : guerre de l'audience ; on raisonnera alors autour de... et l'on parlera une seule langue : audimat.

Avec cette privatisation, Chancel refusera d'y voir une question économique aux enjeux politiques - politique culturelle et politique tout court ; il est vrai qu'il entretenait, depuis la fin de la guerre d'Indochine, un profond dégoût du politique.

" Si vous ne vous occupez pas de politique, c'est la politique qui s'occupera de vous !" Jacques Chancel sera balayé, lui et tous ceux qui l'ont accompagné, près de deux générations, des années 50 aux années 80 (1) ; et il ne sera donné à personne de poursuivre leur " œuvre " à tous. En effet, les hommes susceptibles d'appuyer, de soutenir et d'encourager une telle ambition ne seront plus au rendez-vous, les présidents de chaînes n'étant que les passagers d'une croisière qui a pour nom : " Grandes écoles et hauts fonctionnaires, un jour ici, un jour ailleurs !", en SDF d'une fonction publique de moins en moins au service de qui que ce soit ; des hommes sans métier, venus de nulle part donc, embarqués vers une destination aussi incongrue qu'illisible, introuvable aussi, excepté dans les colonnes d'un compte d'exploitation impitoyable ; un voyage à la Jules Verne, à vingt mille lieues sous les mers, à vingt mille lieues de la vie, de la création et du battement de cœur d'êtres humains d'une singularité et d'une originalité qui forcent le respect et forment des générations entières à la culture de l'excellence.

Et comme un fait exprès, tous ceux qui succèderont à cette génération ne serviront plus la télévision et son public ; en revanche, encouragés par un environnement d'affairistes voraces - argent roi, trahisons et corruption -, ils n'hésiteront pas à se servir de la télévision pour assurer leur propre ascension et prospérité professionnelles dans la durée car, après l'argent, c'est la longévité qui sera la mesure de toute chose.

Viendra alors l'ère des animateurs parasites qui s'appuieront sur la notoriété de leurs invités pour faire carrière et asseoir leur légitimité, sans aucune prise de risques, sans esprit de découverte puisque pour " passerchez eux " il faudra être impérativement " connu ", voire célèbre. L'animateur Michel Drucker sera et reste la figure archétypale de "l'animateur parasite", un CD dans chaque main, en VRP de la FNAC, de SONY et d'Universal, un sourire complaisant pour accompagner des questions d'une flagornerie niaise, véritable insulte non seulement à l'intelligence mais plus important encore ... à la dignité humaine.

Arte, la chaîne franco-allemande créée en 1991 ne nous sera d'aucuns secours : télé agitée et bruyante d'info-graphistes branchouillards, pédants et fatalement creux, cette télévision sans visage ni voix, qui ne parle à personne et dont on sauvera juste quelques documentaires et quelques soirées thématiques, ne manifestera aucune volonté d'ouverture à la pluralité de toutes les audiences ; en effet, Arte n'aidera personne à s'élever ni à vivre, excepté ses salariés, et certainement pas une audience déjà informée et cultivée pour laquelle cette chaîne c'est "le repos du guerrier" après une journée d'un labeur dit " intellectuel " à des postes qui ont pour autorité de tutelle qui, un ministère de la culture, qui de l'éducation nationale et d'autres encore... de l'enseignement supérieur : enseignants, profs, agrégés et quelques syndicalistes égarés.

Après avoir passé une journée " à faire de la culture ", il est vrai qu'Arte permet à toutes ces troupes d'élites de regarder la culture se faire sans elles ; ce qui doit bien les reposer, c'est sûr !

Télé en vase clos, télé-ghetto, Arte, c'est la "culture" qui parle à la culture et ce faisant, n'en finit pas de se mordre la queue à longueur de soirées culturo-mondaines, tout au long de l'année même si cette chaîne n'oublie pas de diffuser des films étrangers doublés en français.

Véritable gageure !

Aujourd 'hui encore, on n'aura rarement vu autant de monde mettre un point d'honneur à éviter le chiffre 7de leur télécommande comme on évite la peste et le choléra ; car la haine d'Arte est toujours palpable, tenace.

La haine de Jacques Chancel ? Jamais !

Face à un tel gâchis, il nous reste, certes, une consolation, et de taille celle-là : Internet... qui est toute la mémoire du monde ; le monde d'hier et le monde à venir.

Ogre, Internet a tout dévoré, menaçant les derniers vestiges d'un audiovisuel à bout de souffle qui n'a plus qu'un seul message : " Amusez-vous et oubliez tout ! Le navire coulera bien assez tôt, avec ou sans nous !"

De cette menace, personne ne s'en plaindra car, la télévision doit mourir pour que cessent l'abaissement, l'abrutissement et la désinformation par omission d'un " 20 heures ", public comme privé, risée du monde entier, et à la direction duquel on trouvera des gens grassement soudoyés pour ne jamais tenir tête à qui que ce soit.

Et bien que nous soyons maintenant occupés ailleurs, ils nous tardent de rédiger l'oraison funèbre de cette "télé" et d'entonner un chant requiem. On imaginera un long cortège conduit par Jacques Chancel en maître de cérémonie... funéraire s'entend. Ce qui n'est que justice : Jacques Chancel a longtemps maintenue en vie une télévision aujourd'hui moribonde, il revient donc de l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure : le CSA.

1 - Dans le désordre : Marcel Jullian, Claude Barma, Lazareff, Sallebert, Decaux, Castelot, Lorenzi, Pierre Sabbagh.

Pour prolonger, cliquez : André Bazin, " À la recherche de la télégénie "


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