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[note de lecture] Ludovic Degroote et Jacques Lèbre, par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Le Phare du Cousseix fait partie de ces lieux d’édition que l’on rencontre par hasard et auxquels on s’attache parce qu’ils s’inscrivent dans une tradition poétique du livre mince, illustrée par GLM mais présente bien avant lui. Avec les revues et les livres d’artistes, la plaquette est sans doute une spécificité de l’édition de poésie. On aurait tort de minimiser son rôle et de confondre légèreté et fragilité ; certaines « maisons » font vraiment partie du paysage, depuis le temps : Potentille, La Porte, Polder, Pré de l’âge, Contre-Allées, Ficelle… sans oublier les très regrettés  Petits classiques du grand pirate ou Wigwam. Le plus souvent, ces éditions reposent sur les épaules et l’abnégation d’une personne qui maintient le cap à force de volonté, de passion, et de bouts de ficelle. Pour le Phare du Cousseix, il s’agit de Julien Bosc. Il publie deux à trois livres par an et on pourrait dire que ces plaquettes s’inscrivent dans la suite de la belle feue collection Wigwam de Jacques Josse : une douzaine de pages de texte, deux in quarto sous une couverture à rabats, sobre. Pour un poète, l’espace idéal pour une courte suite de poèmes ou de proses qui ont une autonomie forte : c’est le cas pour les deux livres, très différents, de Degroote et Lèbre. 
 
DegrooteLlanover-Blaenavon est un bref récit, le trajet en voiture entre les deux bourgades irlandaises du titre. Le paysage se déroule : quelques fermes isolées, talus, murets, taillis et au-delà « rien à voir que la lande,(…) la lande et puis la lande » (p.12). Paysage beckettien, difficile à décrire « tant il n’y a rien qui ne puisse dire rien » (p.4). A ce vide du dehors correspond le vide du « je », solitaire conducteur sur cette route à une voie : « il n’y a rien à gagner à être sur la lande, qu’à essayer de comprendre ceci : je roule sur la route qui mène de Llanover à Blaenavon » (p.13) Le trajet n’est donc pas l’occasion d’une rêverie ou d’un basculement dans les circuits de mémoire, ni même d’une quelconque pensée suivie ou d’éclats de vie pratique, passé immédiat ou futur proche. Sauf, tout à la fin, la mention minimale d’autres personnes que le « je » va retrouver. Le personnage n’est occupé que par cette courte expérience du vide et de la solitude existentielle face à un monde indifférent. L’enjeu n’est donc ni le paysage ni la couleur locale, malgré les noms irlandais aux sonorités étranges qui parsèment le texte : « il ne s’agit que de nous – et plus exactement du rien de nous. » (p.14) 
 
Le plus étrange dans ce texte bref et économe de moyens, c’est sa radicalité et son impact. Etonnant aussi de voir combien ce « trajet », publié une première fois dans la revue Limon en 1989 (une note indique ce détail), peut préfigurer en miniature ce qui sera développé bien plus largement dans le premier livre de Degroote, La Digue (éd. Unes, 1995 – repris en feuilleton par Poezibao en 2011 et par Publie.net en 2012). A condition de transposer « lande » en mer, « route » en digue, et « je roule » en je marche. Mais le poids d’extériorité du dehors est semblable : le paysage n’accueille ni ne rejette, il est seulement là, terriblement neutre, et le « je » qui le traverse ne fait que l’expérience de sa solitude fragile. Aller simple d’une vie. 
 
LèbreLe livre de Jacques Lèbre, Onze propositions pour un vertige, est très différent au premier abord, mais peut-être pas tant que cela au fond, pour ce qui est de la solitude d’être. Dans cet ensemble clos de onze poèmes courts en vers libres, le poète évoque la figure d’un écrivain âgé, habité par le vertige et l’instabilité de perdre la mémoire. Par délicatesse et amitié, Lèbre ne le nomme pas, même si la personne peut être reconnue  en filigrane à travers l’exergue de Jacques Réda. Mais là n’est pas l’enjeu du livre, il s’agit de faire revivre un peu cet être coupé des autres et de lui-même, et une « amitié démeublée » lorsque « la conversation n’est plus possible » (p.15). 
 
Il y a autant de compassion que d’interrogation de la part de Jacques Lèbre vis-à-vis de ce « tu » très proche et devenu si énigmatique. Beaucoup passe par le regard : celui de Lèbre est attentif aux détails matériels, aux faits minimes qui signalent la maladie, son évolution ; le regard de l’ami, lui, dit souvent une « désorientation » (p.11) : « Dans tes yeux, égarés tes yeux, / on ne sait quoi de volatil – qui s’enfuit, / ne se réfugie pas, non, / chez un être privé de tous ses souvenirs, / il n’y a plus de lieu pour un refuge. » (p.13) 
Ces poèmes sans emphase ni larmes touchent par leur humanité, leur retenue : c’est solitude contre solitude, et la séparation finale n’est pas tragique mais constat mélancolique forcé, acceptation triste : l’autre ne se/me reconnaît plus, il est parti trop loin. Comme si, sans mémoire, il avait « peut-être » une éternité d’avance (p.14). « Sur l’esplanade ventée de la gare, / reste le sentiment d’un au revoir raté / dans une froide lumière d’avril. » (p.15) 
 
[Antoine Emaz] 
 
Ludovic Degroote – Llanover-Blaenavon 
16 pages – 7 € 
Jacques Lèbre – Onze propositions pour un vertige 
16 pages- 7 € 
Editions Le Phare du Cousseix 
Le Cousseix – 23500 Croze / 155 Bd de Magenta – 75009 Paris 
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