En 1967, j’habitais rue Mercier, dans l’est de Sherbrooke. Ma mère s’était enfuie à Victoriaville après que mon père ait tenté de la tuer devant nous l’année précédente. Mon père, lui, était parti sur une brosse monumentale. Il continuait à travailler assidument, mais il ne passait au logement, un petit trois-pièces, qu’une fois par mois en moyenne. J’avais huit ans et mon frère treize. La fournaise avait rarement de l’huile et nous chauffions le logement grâce au poêle électrique ; nous mettions le fourneau à broil et allumions les quatre ronds à high. Quand nous avions quelques sous, nous partions avec un petit pot Masson pour acheter à un grand réservoir un peu d’huile à chauffage.
Mais le pire était la faim constante, qui n’a rien à voir avec l’appétit précédent un bon repas… La faim permanente est douloureuse. Elle donne un mal de ventre chronique, doublé de reflux gastriques puisque l’estomac n’a rien à digérer. Elle installe une faiblesse envahissante et, lorsque tu es enfant, te fait croire que tu n’as aucune valeur puisque les adultes qui devraient assurer ta survie n’y participent plus… Il y avait un pédophile dans le secteur qui avait proposé dix dollars à mon frère pour coucher avec. Mon frère me faisait faire des détours pour être certain que le vieux vicieux, artiste connu à la télé, ne renouvelle pas son offre avec moi.
Je croyais en Dieu comme tous les enfants, j’imagine, et mon Dieu se nommait Jésus, comme il était normal pour tout bon Québécois catholique. J’avais deux prières. Celle du soir : « Mon Dieu, faites que je ne meurs pas de froid cette nuit. » Celle du matin : « Mon Dieu, faites que je ne meurs pas de faim aujourd’hui. » Il était quatre heures en décembre, donc en fin de journée. J’étais assis à la table de cuisine, dos au poêle, le seul endroit dans le logement qui pouvait prétendre être à la température normale. À huit ans, j’aurais pu penser à jouer, à m’amuser, à voir des amis… Mes seuls amis habitaient le logement voisin, en tout point semblable au nôtre, mais ils vivaient à neuf dans cet espace. Chez nous, c’était le vide parental. Une fois par semaine, le vendredi, nous traversions la ville pour prendre un seul bon repas, toujours un macaroni à la viande, préparé par la blonde de notre frère le plus vieux.
Je regardais par la fenêtre quand j’ai vu des miettes de pain tomber du deuxième étage. Je mis aussitôt mon manteau et commençai à enfiler mes bottes quand mon frère, fier de son autorité, m’interpella en haussant la voix.
– Où tu t’en vas comme ça ?
Il comprenait très bien que lorsqu’il fait 10 degrés à l’intérieur et -10 degrés à l’extérieur, un petit gars de huit ans doit avoir une bonne raison pour sortir dehors, pas juste pour aller jouer… Je répondis plein d’entrain.
— La madame d’en haut vient de lancer du pain dans la cour ; je m’en va le chercher !
— Pas question ! C’est pour les oiseaux ! Qu’est-ce que les voisins vont dire ?
Vous imaginez que je me foutais autant des oiseaux que des voisins. Mais mon frère était plus fort que moi et aimait user de sa force, sa seule valorisation d’enfant oublié dans les méandres de la misère ordinaire. Je ravalai mon enthousiasme et me rassis. Je n’avais rien mangé de la journée ni de la veille…
Mais le lendemain, surprise ! La madame du deuxième nous invita à souper, et pas que des miettes de pain ! Un vrai repas complet avec dessert ! Et à la chaleur en plus ! Je viens de me rendre compte que chaque phrase précédente finit par un point
d’exclamation… C’est ainsi que je me sentais. J’étais tellement content : deux repas complets dans la même semaine et nous n’avions qu’à monter un étage… Le repas fut excellent. Il y avait des patates, de la viande (une boulette de bœuf haché) et des carottes. Et surtout, nous avons eu droit à un morceau de gâteau au chocolat… Tout ça dans un logement à la température confortable, assez confortable pour être en manches courtes. J’étais bien et reconnaissant. Mais mon frère m’a retourné chez nous dès la dernière bouchée avalée. Je grognai un peu, mais il insista durement. Je remis donc mon manteau et redescendis dans notre logis sans chaleur.J’ai su beaucoup plus tard qu’il y avait un prix à ce repas, que mon frère paya de son corps. Il n’avait jamais embrassé une fille de son âge et il eut ce soir-là sa première relation sexuelle complète. Il avait treize ans… Elle avait trente ans… Elle était enceinte de six mois !
Notice biographique :
L’auteur que nous avons le plaisir d’accueillir se présente ainsi :« Né à Victoriaville dans un garage où sa famille habitait, l’école fut la seule constante de son enfance troublée. Malgré ses origines modestes, où la culture était un luxe hors d’atteinte, Denis a obtenu un bac en sociologie. Enchaînant les petits emplois d’agent de sécurité ou de caissier de dépanneur, il publia son premier ouvrage chez Louise Courteau en 1982 : La lumière différente, un conte fantastique pour enfants. Il est un ardent militant d’Amnistie Internationale et un rédacteur régulier dans des journaux universitaires et communautaires. Finalement, après plusieurs manuscrits non publiés, il publiera chez LÉRLes chroniques du jeune Houdini. D’autres romans sont en chantier… »