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[note de lecture] Anne-Marie Albiach, Cinq le Choeur, par René Noël

Par Florence Trocmé

L'appel du large 
 

 

Albiach cinq le choeur
Pense-t-elle à l'Amazonie sur les rives d'Albion, là où Verlaine, Rimbaud, Nouveau, ont travaillé, rêvé, marché ? Car il faut savoir, nombre d'entre nous voient et entendent des rumeurs, rouleaux des vagues, paroles de poètes, de tribuns (répliques de théâtre ou de cinéma) que nous avons lues - voies de l'infini, de l'invisible - à l'improviste, des mots, des paroles et des vers qui nous traversent, qui nous citons dans une conversation censée n'avoir aucun rapport avec la poésie ; d'autres ou les mêmes accompagnent les poètes, rêvant éveillés à mi-chemin du jour et du sommeil, se glissant dans leurs pensées afin d'imaginer leurs élans à tel ou tel moments de leurs vies. C'est ainsi que j'imagine qu'Albiach a franchi, jeune et intrépide, pressée de vivre sa vie, la Manche jusqu'à la Tamise, pour voir ce que les yeux de ces communards ont cru voir - sans douter de rien, si bien que la nature écrit ses doléances au poète, face inexplorée du connu - mettant, aussi consciente qu'insouciante, ses pas dans ceux de Guillaume Le Conquérant. Substituant poésie ce désir mien et commun à la devise de la monarchie anglaise dieu et mon droit. Images, vers qui viennent à l'esprit, et ceux de Flammigère, preuve initiale qui fait fléchir, soumet les épreuves, les conditions, les partages formels, distribue sans coup férir des visions de vérités, éclairs qui irriguent tout à trac l'esprit. L'ordre initiatique, bouleversé. La poésie décide à travers l'affirmation de soi. Ce sont ces pages retenues par le poète, premiers pas - aussi magiques qu'une photosynthèse – décisifs, longtemps introuvables, qui ouvrent Cinq : le chœur, titre d'une partie du recueil extrait de Mezza Voce,volume qui regroupe la poésie, tous les recueils voulus par le poète (1) et Anawratha, pointes de lectures, archipel critique - Jabès, Giroux, Zukofsky... - dont l'acuité rare porte sa mesure, son souffle en avant. 
 
Promontoires, battues des vents. Préparatifs aux navigations extrêmes, une fois entré dans la lecture de sa poésie, je l'éprouve telle la barque ayant traversé - une barque brûle sur les remblais du port -outraversant les mers du sud. Non pas un océan hostile, mais les quarantièmes et les cinquantièmes rugissants devenus cependant son lieu, sa seconde peau. Souffle où elle ne s'isole pas, pas plus qu'elle n'asservit les éléments où elle respire, paysages d'excès qui voient, lui révèlent l'amont et l'aval de sa propre vie. Liée à ses ancêtres et ses descendances en approfondissant sa singularité. Action qui lui permet d'écrire sa double nature de sujet irréductible et de membre de l'espèce humaine, Albiach créant au plus près des poésies et des poètes de son temps. État, mais aussi bien chaque vers d'elle, répons - mais qui n'a rien d'attendu, de logique, si ce n'est un inattendu imprévisible, celui que le poète élit, vivant le temps autrement, la disparition de la poésie n'étant plus privation, mais l'inaccessible libre, le citoyen poète vit la condition humaine sans nostalgie et aussi admiratif envers l'état de poésie que n'importe lequel de ses contemporains, le fait d'avoir lui-même pu écrire étant pour lui aussi une énigme, restant aussi étranger à ses yeux que si c'était un autre que lui qui avait écrit ce qu'il a écrit. Si bien qu'épouser la notion revient pour le poète à élargir le désir au-delà du pouvoir, de la possession et de la dépossession. Il est poète lorsque son corps et sa main écrivent, lorsqu'il cesse, il n'éprouve pas plus de manque que celui qui jamais n'a écrit un mot - avec le e muet, sans lui, le poète n'étant otage d'aucune religion, ni idéologie, tout cérémonial ou méditation étant le lot commun, disposition naturelle de la plupart des homo sapiens à vivre des élans vers l'inaccessible, les nuits étoilées. 
Albiach explore également le réel avec humour et naïveté. Qualités qui ne sont pas souvent assez soulignées chez ce poète. Aussi fragile et curieuse que les explorateurs, Linné..., ou les premières Enquêtes, Hérodote, Thucydide. Une fraîcheur, le plaisir de la découverte qui ne se dément pas plus tout au long de son parcours qu'elle ne se caricature - à l'abri de tout infantilisme et régression. Novalis, les précurseurs du romantisme, Lewis Carroll et Barbey d'Aurevilly - dont les héritiers nombreux seraient les héros de Jules Verne, René Daumal et son mont analogue, les dessinateurs fantastiques, les récits de science-fiction... -. Qu'elle n'ait que l'absolu en vue, prenant le hasard et les dés de Mallarmé là où il les a laissés, n'anéantit pas, bien au contraire, l'ironie envers soi et ses compagnons de cordée. Ce qui n'en rend la lecture d'Etat que plus vive, le lecteur étant invité au cœur d'un présent où les décisions se prennent en commun au gré des accidents de terrain, du relief des prises, de la pente et des pressions atmosphériques guidant les esprits à la conquête de l'inconnu qui toujours se renouvelle au cours de l'ascension.  
 
Blancheur et sédiments porte l'égalité du récit et de l'action. Ce que les poètes visent, ce que Claude Simon voit à travers la forme, l'exposition des traductions mutuelles du temps et de l'espace, des mémoires liées à l'immémorial, dans les pas de Marcel Proust, Albiach réussit à l'établir dans ce morceau de réel où cohabitent l'homme et les végétaux, les pierres et leurs devenirs respectifs, la culture et la nature inséparés et distincts. Aussi décisive que nombre de ses contemporains, Zanzotto, écrivant ses paysages et ses météos, une modernité qui seule a une idée claire du classicisme. Son action rendant manifeste les traditions qui se caricaturent à leur insu ou inventent leurs généalogies afin d'asseoir une idéologie sans rapport avec l'histoire. Les autres livres d'Albiach, dont "Figure vocative", n'ont rien à envier à Mezza voce ou État. L'intervalle et la distance ont autant d'attention dans chaque ligne écrite de sa main, ayant atteint une renommée quasi proverbiale - d'une noblesse publique, populaire, dans la lignée de Mallarmé, aussi intransigeante que Roland à Roncevaux, disputant pied à pied, à égalité, avec Edmond Jabès, Royet-Journoud, Danielle Collobert, Alain Veinstein, Jean Daive... - à travers une exigence envers autrui autant qu'avec elle-même, échanges  qu'elle matérialise dans Figurations de l'image réalisé avec Richard Tuttle. 
 
[René Noël] 
 
 
(1) Certains écrits en cours, dont Celui deS "lames", et publiés régulièrement en revues - dont "après cela, moi j'ai regardé" texte dont on ne sait la provenance, la bibliographie affirmant qu'il est paru dans le numéro 12 de la revue "Amastra-n-Gallar " en 2006, alors que les fragments Intermède ou Lapsus parus dans cette revue ne sont quant à eux pas publiés dans ce volume 

Anne-Marie Albiach, Cinq le Chœur, 1966-2012, postface d'Isabelle Garron, Flammarion, 2014. 

 


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