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lettre d'un suicidé

Publié le 30 janvier 2015 par Dubruel

d'après SUICIDES de Maupassant

Avant-hier,

On put lire en page sept

De la gazette

Ce fait divers :

’’Les occupants d’une habitation

Sise au 40 rue Voltaire

Furent réveillés par une détonation.

On découvrit un locataire

Tenant encore dans sa main

Le révolver avec lequel il s’était tué.

Il baignait dans son sang.

Monsieur B., un toulousain

De cinquante-sept ans,

Avait une fortune évaluée

À deux millions.

Il jouissait de l’estime de tout le monde.

On ignore la cause de sa détermination.’’

Quelles douleurs profondes,

Quelles lésions du cœur ou du corps

Poussent à se donner la mort ?

Sur ces décès, on ne découvre rien de clair.

Alors, on écrit le mot Mystère.

La lettre d’un homme suicidé sans raison

M’est tombée par hasard sous les yeux.

Elle donne l’explication

De ces fins tragiques

Que seuls comprennent les sensitifs, les nerveux.

Elle montre non

Des événements catastrophiques

Mais la succession

Des petites misères de la vie.

Cette lettre, la voici :

‘’J’ai été élevé

Par des parents affectueux.

J’ai été heureux.

Mes rêves ont duré

Longtemps mais le dernier

Vient de se déchirer.

Toute ma vie semble se décolorer.

Elle m’apparait

Dans toute sa brutalité.

Même l’amour m’a dégoûté.

J’ai été le jouet d’illusions stupides,

Toujours renouvelées, toujours insipides.

Depuis trente ans,

Je me lève à la même heure.

Depuis trente ans,

Je déjeune à treize heures,

Dans le même restaurant

Où le même menu est servi

Par des garçons différents.

Depuis trente ans,

L’odeur de mon appartement

Et l’immuable physionomie

De mon ameublement

M’ont donné, avec le temps,

La noire mélancolie

De vivre ainsi.

Tout se répète. Tout m’accable

De façon insupportable.

Les plaisanteries de mes camarades,

Leurs gros rires et leurs boutades.

Tout, oui tout, m’a donné envie

D’en finir avec la vie.

Avant de saisir mon revolver,

J’ai découvert

Dans une enveloppe jaunie,

Une lettre de mon plus vieil ami,

Le compagnon de mes jeunes années.

Il m’est apparu si nettement

Avec son bon sourire d’enfant

Que cela m’a chagriné !

Puis j’ai relu un billet de maman

Avec ses mots qui m’avaient charmé, enfant.

J’ai revu les toilettes qu’elle portait,

Les coiffures qu’elle adoptait.

Je vis aussi notre serviteur anglo-saxon

Et chaque pièce de la maison.

Une lettre restait.

Elle m’avait été dictée

Quand j’étais enfant

Par mon maître d’école, M. Morand :

Ma chère maman,

Aujourd’hui,

J’ai sept ans.

Je voulais te dire merci

De m’avoir donné le jour.

Pour cette occasion,

J’ai fait un petit discours.

Je te le lirai ce soir à la maison.

Ton petit garçon qui t’adore,

Théodore.

J’arrivai à la source. C’était fini.

J’envisageai la suite de ma vie

Et je vis ma vieillesse hideuse,

Les infirmités douloureuses…

Mon revolver…sur la table…là.

Je l’arme…et voilà.’’

Il avait évoqué sa vie comme l’épreuve

D’un nageur s’efforçant de remonter un fleuve.

Ne relisez jamais vos vieilles lettres.

C’est ainsi que se tuent beaucoup d’êtres.

On fouille leur existence en vain

Et l’on ne découvre que du chagrin.


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