Il y a des cultures, des religions, à cause de qui vous avez tôt fait de tomber dans le blasphème. Comme avec l'interdiction de mettre en scène le Prophète, par exemple, comme nous l'a rappelé si tristement l'actualité récente. Et puis il y a d'autres cultures, d'autres pays où existe encore la liberté quasi totale de créer, bien que nous oublions parfois ce détail essentiel, et qu'il faille en d'autres occasions hausser la voix pour préserver ces acquis. Garth Ennis a eu la chance de naître irlandais, et nous aussi, puisque nous avons hérité (entre autres) une oeuvre comme peut l'être Preacher. Pour beaucoup, il s'agit là de la série la plus représentative du style Ennis, avec un savant cocktail composé de sang, de violence, d'irrévérence, d'humour noir, de vulgarité, mâtiné de western sarcastique. Beaucoup reprochent à Garth son petit coté maniériste, sa tendance à épater et choquer le bourgeois avec trop d'effets gratuits, mais indiscutablement, Preacher est une des pièces maîtresses de la légende du label Vertigo, au même titre que Sandman ou Hellblazer. Si quelques années auparavant Rick Veitch avait connu la censure pour avoir voulu mettre en scène le Christ dans un épisode de Swamp Thing, cette fois les tabous explosent et la religion fait l'objet d'une charge au vitriol, et se retrouve désacralisée au fil des pages, avec un récit intelligent et remarquablement construit. Le protagoniste du titre est un pasteur du Sud américain profond (le Texas), un certain Jesse Custer, dont le corps est possédé par une entité née d'un rapport charnel entre un ange et un démon (Genesis). Il est accompagné d'une bien singulière petite troupe, avec Tulip, une ex petite amie qui joue de la gâchette avec aisance et décomplexion, et Cassidy, un vampire farceur venu de l'Irlande. Jesse a un don précieux : une voix de Dieu à laquelle personne ne résiste. Quelques mots, et tout le monde ne peut que lui obéir. Pratique, non?
Un des thèmes principaux de l'oeuvre dans son ensemble est celui du voyage, de la recherche, en l'occurrence celui entreprit par Jesse Custer pour retrouver Dieu (lui même!) et lui demander des explications, pour employer un euphémisme. Une recherche qui pourrait aussi être interprétée comme quête spirituelle, même si ici le Créateur est pris de panique, et parait avoir abandonné l'humanité pour se réfugier Dieu (justement...) sait où. Pour Jesse, l'heure est venue de lui faire payer le mal qui nous afflige, et de le (re)placer devant ses responsabilités. Bien entendu, sur son chemin se dresseront de nombreuses embûches et des forces récalcitrantes, à commencer par le Saint des Tueurs, un pistolero infaillible et inarrêtable. Assez étonnamment Preacher est aussi une histoire d'amour, tendre et passionnée, qui se développe dans un monde désespéré et vidé de tout sens, de tous ses points de repère métaphysique, spirituels. Chez Ennis ne subsiste plus que l'humain, parfois l'inhumain, dans nos réactions, nos bassesses, notre quotidien, une fange glauque et omniprésente dans laquelle il faudra plonger les mains, bien profond, pour extraire une nouvelle étincelle d'espoir. Le dessin est confié à Steve Dillon. Considérons bien l'époque (le milieu des années 90) pour comprendre le pied de nez à la hype du moment. Point d"anatomies difformes, de muscles saillants et de proportions torturées et absurdes, le trait est réaliste et sec, voire même ultra prosaïque, sans la moindre fioriture, par endroits oserais-je dire stéréotypé et trop sage. Dillon manque par moment d'expressivité dans ses visages, et il n'offre pas non plus un dynamisme extraordinaire. Son style peut rebuter. Par chance il colle bien au ton de Preacher et c'est un artiste qui s'entend à merveille avec Ennis, mais beaucoup de lecteurs resteront sur leur faim. Ceci mis à part, Preacher est une excellente bande-dessinée, qui après avoir été publiée par Panini, trouve chez Urban une édition de qualité et définitive, qui devrait logiquement gagner sa place dans votre bibliothèque, si elle n'y est pas déjà.