Edma Tousignan savait où placer les intentions pour transporter les spectateurs en une contrée habitée par les anges et les muses. Les dames et messieurs, assis autour du piano, écoutaient les airs italiens ou français qu’elle déversait avec la générosité d’une mamma. Seul, à l’abri d’une encoignure, un jeune homme ne semblait point touché par cette voix. Il regardait la chanteuse, tout en souriant béatement, comme s’il était habité par un intérêt qui l’isolait des passions d’ici-bas et de cette musique.
Intimidée par cette présence, Edma Tousignan rata, avec art tout de même, un air de la Tosca, puis salua sans conviction. Elle se retira dans un petit salon et y manda celui qui la fit trembler de la tête aux pieds par le peu de cas qu’il montrait pour ses talents. Il vint aussitôt, comme s’il se fût attendu à une invitation ; il la félicita avec une grâce habile qui la désarçonna quelque peu, malgré l’affront qu’il lui avait fait subir devant un parterre composé des plus grandes gueules de la ville.
– Ces gens-là ne connaissent rien à la musique, Madame. Ils ne peuvent donc savoir que vous avez raté un la.
– Moi, je le sais !
– Vous vous êtes reprise avec brio.
– Qui êtes-vous ?
– Un pauvre musicien, Madame, qui écrit des chansons qui ne seront jamais chantées par des artistes comme vous.
– À quoi jouez-vous ?
– La vérité, éprouvée par mes jeunes années.
Elle le regardait sans aucune gêne ; il lui rendait de même ses œillades. Elle éprouva dès lors pour lui un amour fou : il avait de grands yeux, une taille fine et un elle ne savait quoi d’insolent.
– J’ai la réputation, Monsieur, de savoir reconnaître les jeunes talents, même ceux qui se cachent dans les ruelles les plus sordides.
– Je ne suis point issu de là et je me flatte d’appartenir à une famille fort honorable.
– Montrez-moi ce que vous faites, Monsieur, je saurai juger comme il convient.
Il sortit d’un sac qu’il portait à l’épaule des feuillets noircis. Edma Tousignan se mit à lire ces pages qui la troublèrent profondément. Elle retourna dans le grand salon et annonça à son public qu’elle venait tout juste de découvrir « un monde immense habité par des fureurs ». Le compositeur l’avait suivie et s’était installé au piano, sans qu’elle l’y eût invité.
L’audition eut un succès retentissant, malgré quelques erreurs dues à une première interprétation et à la nouveauté de la musique. L’ébahissement du parterre fut total, les applaudissements fusèrent, la maîtresse de maison, qui avait des prétentions critiques, cria au génie. On s’arracha l’auteur et l’interprète.
Dès le lendemain, on les convia à des soirées, ils devinrent les coqueluches des salons de la ville. Leur vie s’emplit d’activités, de surprises et de tous les supplices engendrés par le travail et une passion désormais partagée.
Un jour, le jeune génie disparut sans laisser de trace. Edma, qui chantait le rôle de Carmen à l’Opéra, apprenant la nouvelle, perdit ses moyens et se retira, après un bris de contrat, dans une villa isolée du mont Chevry, en retrait de la ville. Elle le fit rechercher, paya à prix forts des enquêteurs. Peine perdue, le prodige ne daigna point se montrer. Elle fut seule de longs mois, sans recevoir, sans chanter, reposant sur une terrasse où des fleurs oubliées se fanaient au soleil. Parfois, elle s’installait au piano pour improviser des langueurs.
***
Dame, Robert Reid
Moi, qui étais son plus proche voisin, j’entendais ses lamentos jusqu’à des heures avancées. Où je la voyais se promener dans les jardins, vêtue d’une tunique blanche, les cheveux épars, appelant l’amant volatilisé.
Apitoyé par sa douleur, je sonnai au portail dans le but d’avoir avec elle un entretien. Une vieille femme vint m’avertir que sa maîtresse ne recevait pas ; quand je lui eus avoué que j’étais le voisin et qu’il était nécessaire, pour des raisons pratiques, de rencontrer la locataire des lieux, elle me laissa entrer en bougonnant pour me conduire vers une Edma installée à son piano.
Je me présentai, elle ne mit aucune forme à me saluer et me pria de prendre place sur un fauteuil, tout à côté de son instrument. Je voyais, pour la première fois, face à moi, cette fort belle femme encore jeune, sur le visage de laquelle les amours déçues avaient déjà laissé des traces. Elle reprit l’interprétation d’une pièce de Chopin et l’acheva sans qu’elle n’eût prononcé un seul mot. Je fus subjugué par son jeu : était-il possible que la douleur donnât autant de justesse, une telle force et ce surcroît de douleur ? J’allumai ma pipe et attendis. La vieille avait apporté des verres et une bouteille de porto qu’elle abandonna sur une table sans en offrir. Elle se retira, m’invitant à me servir si j’en avais envie. Sur le piano, je remarquai une photographie du jeune homme appuyé au dossier d’une chaise sur laquelle Edma était assise.
– Vous voyez, Monsieur, la plus belle image de mon bonheur disparu.
Elle s’est alors tournée vers moi, les mains sur les genoux, l’air contrit, abandonné à ses nostalgies vivaces. Je lui proposai un verre de porto qu’elle ne refusa pas. Je me servis. Nous bûmes en silence après avoir trinqué sans ferveur.
– Je connais Marco depuis longtemps, lui dis-je. Nous nous estimions assez pour nous fréquenter souvent. Nos rencontres se sont espacées peu à peu, sous prétexte qu’il avait une œuvre à achever dans les plus brefs délais. Il me faisait rire. Je le voyais comme un enfant qui a envie de pisser et qui ne peut se retenir. Quand il me fit entendre ses premières chansons, je changeai d’avis. La musique était magnifique, les mots simples, précis et pleins d’élans. J’ai cru qu’il avait trouvé sa voie. Mais il était insatisfait. Pourquoi composer, me demandait-il, s’il n’y a pas un cœur pour recevoir le plus précieux de soi ? Je lui dis qu’il n’avait pas à se soucier, que les foules aimeraient sa musique. Il cherchait et vous a trouvée, Madame.
Elle m’écoutait les yeux baissés, le visage pâle, le souffle court et vidait son verre avec avidité aussitôt qu’elle s’était servie, sans plus se soucier de moi, comme absorbée par ce que je racontais. Ce que je disais ne lui était sans doute pas d’un grand réconfort ; j’osais croire cependant qu’entendre parler de celui qu’elle aimait encore pourrait lui donner quelque illusion salvatrice.
– Pourquoi, s’il cherchait un cœur, est-il parti ?
– Je ne sais pas, Madame. Pourquoi est-il apparu ? Des esprits malicieux agissent sans doute pour notre déconvenue.
– Me direz-vous qu’il reviendra ? Me ferez-vous cette joie ?
– Pourtant cette musique qu’il a composée vous chantait assez d’absence, vous parlait du vent qui emporte tout, de ces fleurs qu’il brise sans ménagement.
– Je ne suis pas une fleur. Je suis une femme, une artiste ! Je deviendrai une pauvre folle sans espoir.
– Vous supposez donc que l’art de Marco n’est que notes sans suite, que mots vains ? Il aurait fallu que vous l’écoutiez.
Elle ne sembla point s’offusquer des cruautés que je lui disais ; j’eus le sentiment qu’elle avalait une potion amère, mais bénéfique. J’eusse aimé, moi, que me parlassent ainsi certains soirs.
– Je ne comprends rien de tout cela, Monsieur, ni pourquoi vous êtes venu ici, dans la maison d’une malheureuse.
– Je vous ai vue vous promener dans les jardins, j’ai entendu votre musique, je suis votre voisin. Je connaissais Marco. Ce sont, à mes yeux, des raisons suffisantes, malgré mon indiscrétion.
– Je vous pardonne. Vous m’avez fait du bien, un tout petit bien.
Juste au moment où un rayon de soleil éclairait son visage, elle eut un sourire.
Cette femme, même dans son malheur, conservait tous les atouts de sa beauté. Son corps resplendissait et je me demandai quel aveuglement avait poussé Marco à s’en éloigner sans laisser d’adresse. Il est vrai que l’ingrat m’avait abandonné avec autant de désinvolture ! Je le lui avouai, ce qui ne la surprit pas. Au contraire, je sentis que notre malheur nous rapprochait. Si j’avais forcé notre jeune ami à découvrir ses talents, Edma, elle, les avait fait connaître au monde. Aussi cruel que cela nous apparût sur le moment, nous convînmes qu’il n’avait plus besoin de nous. Il avait voulu être seul, partir sans doute sur une de ces îles qui parsèment les mers du Sud. Son rêve ne s’accommodait plus de traîner des passions. Nous vîmes la nuit descendre, méditant chacun en soi-même. Quand je quittai Edma, j’eus la certitude qu’elle aussi se remettrait de cette blessure. Depuis ce temps, nous nous fréquentons tous les jours, heureux d’être ensemble. Je l’accompagne dans ses tournées de concerts à travers le monde et jamais plus nous n’avons parlé de Marco.