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Delphine Bertholon : Les corps inutiles

Par Stephanie Tranchant @plaisir_de_lire

Les corps inutiles  de Delphine Bertholon    5/5 (01-02-2015)

Les corps inutiles (257 pages) sort le 4 février 2015 aux Editions  JCLattès.

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L’histoire (éditeur) :

 Clémence vient d'avoir quinze ans, de terminer le collège. Un nouveau cycle s'ouvre à elle lorsqu'elle est agressée, en plein jour et en pleine rue par un inconnu armé d'un couteau. Ce traumatisme inaugural - même si elle n'en a pas encore conscience - va contaminer toute son existence. En effet, l'adolescente réalise qu'elle perd progressivement le sens du toucher...
À trente ans, Clémence, toujours insensible, est une célibataire endurcie, solitaire et sauvage. Après avoir été maquilleuse de cinéma, la jeune femme se retrouve employée de la « Clinique », une usine d'un genre particulier. En effet, la Clinique fabrique des poupées… mais des poupées grandeur nature, hyper-réalistes, destinées au plaisir - ou au salut - d'hommes esseulés.
Le roman déroule en alternance l'histoire de Clémence adolescente, hantée par cette agression dont elle n'a jamais osé parler à sa famille, et le récit de Clémence adulte, assumant tant bien que mal les conséquences physiques et psychologiques de son passé.
Mais la vie, comme toujours, est pleine de surprises...

Mon avis :

Nous sommes le 29 du mois. Clémence Blisson, trente ans, travaille à la Clinique comme maquilleuse pour poupée en silicone (celles que les hommes choisissent pour se sentir moins seuls), et comme tous les 29, après sa journée de travail, elle va se changer dans les toilettes d’une station essence, mettre sa robe et ses talons hauts, et rejoindre le Marécage, un club où elle va trouver l’homme d’une nuit.

« En vérité, j’obéissais aux chiffres, parce que en vérité, nous étions le 29- et le 29 était la clé de tout. » page 49

Clémence a trente ans et depuis quinze ans, elle vit cette vie-là, en solitaire, insensible parce que traumatisée depuis cette mauvaise rencontre en fin de troisième, alors qu’elle se rendait chez son amie Amélie pour fêter la fin du collège. Depuis ce soir-là, dans la rue au nom d’oiseau, où elle s’est faite agresser par une voix violente, une haleine épicée et une main armée d’un couteau, un jeune homme au physique qu'elle n'oubliera pas. Ce 29 juin, à 20h30, elle a échappé au viol et à la mort mais elle est restée évidemment traumatisée, piégée dans son silence et dans un corps qui est devenu progressivement insensible au chaud, au froid, au toucher, à la douleur…

« Elle avait quinze ans depuis quelques jours.

Elle avait mille ans depuis quelques minutes. » Page 31

«  Son corps lui faisait l’effet d’une fumée de cigarette, à la fois lourd et volatile, présent et absent, délicieux et immonde. Ne s’était jamais posé la question de son corps, en réalité. Le corps servait à rire, à courir, à danser. A manger, à nager, à vivre. Mais le corps maintenant avait un poids bien différent de celui qu’affichait la balance. Le corps, une fois souillé, encombrait. » Page 38

Comment, aujourd’hui, aimer et être aimée. Son corps ne lui appartient plus, recouvert par un voile de salissure, de honte et de rancœur. Une guérison est-elle envisageable ? Clémence peut-elle connaitre le bonheur ? Quinze ans après, elle survit, se maltraite, joue avec le feu, et espère…

« Tous les 29 du mois, c’était la même rengaine – un rituel morbide motivé par l’espoir. » Page 62

« Nous étions le 29 et tous les 29, je testais mon pouvoir. Ce n’est pas comme si je voulais blesser les hommes délibérément…mais à défaut de les désirer, j’avais besoin du désir des autres. Le désir des autres, c’était simplement, ma façon de survivre ». Page 55

Les corps inutiles est un roman fort. On suit en alternance Clémence à 15 ans, depuis cette fâcheuse rencontre, et Clémence à 30 ans. On voit évoluer cette jeune fille/femme rousse aux yeux vairons dans  un combat qui ressemble à une déchéance. Persuadé de ne pas connaitre l’amour (des autres et le sien), de ne pas être à la hauteur, de ne pas être comprise, elle garde le silence, vit sa vie en solitaire.

 « Personne ne pouvait comprendre ce qui s’était passé, ce soir-là. Personne n’avait senti ce qu’elle avait senti, vécu ce qu’elle avait vécu. Personne n’éprouverait jamais la terreur, la fange, le cœur en cataclysme, le ventre qui se rétracte au point de vous étouffer, la surprise, aussi, l’effet de surprise si chouette dans les films, et là si monstrueux, si loin de l’horreur ludique des fin de week-end pop-corn, la paralysie, l’impuissance, le goût de la mort qui vous sature les bronches jusqu’à vous asphyxier. Elle ne raconterait rien, parce que tous au fond –et quoi qu’ils puissent en dire –auraient pensé cela.

Allons Clémence, ce n’est pas si grave !

Ce n’était même pas un viol. » Page 48

L’empathie pour elle  est énorme. On a peur, on a pitié, on est fâché, on a envie de la secouer, de pleurer, de parler pour/avec elle, de la cajoler et lui dire que oui, c’est grave, que l’on comprend, qu’elle n’a pas manqué de courage et surtout qu’elle n’y est pour rien. Son traumatisme n’épargne personne, car Delphine Bertholon pose la réflexion, en plus de la gestion du stress post traumatique, du regard des proches (des parents accusateurs, cherchant avant tout sa faute, et des amis qui minimisent le drame). Impossible de juger cette Clémence, car  serions-nous différents en de telles circonstances, entourés par ceux-là même qui la poussent presque à continuer à se taire, à garder pour soi ce mal-être ?

« Comme chaque fois, je pensais aux filles – les autres, le vivantes, les comédiennes, celles que je maquillais jadis sous les lumières puissantes des loges de cinéma. Et leur fragilité, insupportable, tous ces mots qu’elles prononçaient, leur reflet inversé dans les glaces lumineuses, Tu n’as pas idée, Clémence, de la violence, Tu ne peux pas comprendre tu es de l’autre côté, Oh ! Clémence, combien ils jugent, Te jugent, comme ils n’ont pas de pitié ! »

Texte très bien rythme, avec de multiples références musicales et cinématographiques, aux dialogues tellement justes et aux prises de conscience pertinentes, Les corps inutiles est un roman frappant, qu’on ne quitte plus avant de l’avoir terminé. Sa construction déstructurée donne une double image de Clémence sans jamais que l’une ou l’autre ne quitte notre esprit. L’évolution dans la prise en charge personnelle de ce profond traumatisme est édifiant (dégout, vengeance, autodestruction, acceptation et peut être, on espère, la guérison). Drame psychologique très bien écrit, Les corps inutile est un roman qui marque par son humanité et son intelligence. Je l’ai dévoré et une fois fini j’ai eu comme un pincement au cœur, de devoir quitter cette jolie rousse. Delphine Bertholon arrive à nous mettre le cœur à vif. Elle capte l’attention du lecteur dans ce portrait de femme fragile et ébranlée et ne le lâche plus. Inutile de vous dire que j'ai beaucoup aimé, et encore plus avec la dimension policière qu'elle donne à son histoire, parce que l’importance de la parole est primordiale.

A lire absolument !

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