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Jean pour mémoire, une nouvelle de Dominique Blondeau…

Publié le 09 février 2015 par Chatquilouche @chatquilouche

   Thérèse Desqueyroux.

 Dans le fauteuil, Thérèse est assise. Les rideaux sont tirés, des rayons de soleil

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tamisent la chambre. Des gouttes de sueur moitissent les paumes de Thérèse, qu’elle essuie machinalement sur les accoudoirs. L’homme qui dort dans le lit, lui tourne le dos, ne lui est plus rien. Méprisante, elle s’attarde sur la nuque brune, vulnérable, sur la nudité suggérée des fesses, que le drap froissé recouvre à peine.

 Thérèse Larroque, épouse Desqueyroux, a aimé cet homme plus jeune qu’elle. Dans le village où elle vivait, elle avait fait la connaissance de Jean. Il y venait chaque été. On disait qu’il était de santé fragile, qu’il étudiait beaucoup, qu’il lisait trop.

Un après-midi de chaleur intense, Thérèse avait traversé les landes plantées en pins pour rejoindre le jeune homme qui l’intriguait. Son cœur battait sauvagement : enfin, quelque chose arrivait qu’elle prenait en main. Dans la poche profonde de sa jupe ample, Thérèse avait dissimulé un livre, appât qu’elle tendrait à Jean. Son mari lui avait appris à apprivoiser les palombes avant de les tuer.

 Le grand front de Thérèse luit de sueur. Une longue mèche de cheveux ombre sa

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joue. Elle décroise les jambes, s’enfonce davantage dans le fauteuil. Le souvenir de son mari l’irrite. Elle l’avait épousé par convention, pour faire plaisir à sa famille. Lui, ne pensait qu’à ses landes et, quand l’été incandescent brûlait les récoltes champêtres, il était hanté par les incendies risquant de détériorer les arbres résineux. Elle avait dompté cet homme gras, timide et grossier. Cet homme, son mari, de qui elle subissait les caresses et les assauts avec l’indifférence arrogante des êtres qui pensent ailleurs.

 La nostalgie étreint Thérèse. Elle se souvient de sa première rencontre avec Jean. Elle le trouva beau. Il se présenta, ajouta qu’il la connaissait. Elle en fut étonnée, il expliqua que les villageois disaient qu’elle ne ressemblait pas aux autres femmes, qu’elle était distante et hautaine. On la craignait même. Ses yeux surtout. Des yeux noirs desquels on soutenait mal la vitalité impertinente. Thérèse avait éclaté de rire. Elle qui riait si peu. Il avait ajouté : « Je serais incapable de vivre ici, je finirais par commettre un meurtre ! » Elle avait frémi. Jean avait expliqué que le mal faisait comme une moisissure qui… Elle l’avait interrompu doucement : « Quel mal, Jean ? » Il ne savait pas mais, dans cette campagne au climat dur, il ressentait un malaise insupportable, quand il en repartait, il éprouvait un réel soulagement. Soudain, il avait pris sa main, murmuré : « Thérèse, cet endroit n’est pas pour vous… » Troublée, elle avait bafouillé : « Je suis une femme mariée… une femme… » Elle avait failli avouer qu’elle était une femme mauvaise. Jean avait lâché ses doigts, avait ri. Un rire pétillant qui embua les yeux de Thérèse. Jean avait sa vie à accomplir, elle, se devait d’être l’épouse d’un homme qu’elle détestait. Parfois, elle avait pensé le tuer, tellement il lui répugnait.

Un frisson l’avait secouée. Elle était partie en courant, s’était enfermée dans la fraîcheur de sa chambre. Elle avait ôté sa jupe, le livre qu’elle destinait à Jean était tombé sur le plancher. Ce jeune homme avisé lui plaisait. Il parlait du mal qui imprégnait le village alors que le cœur de Thérèse s’en nourrissait depuis qu’elle raisonnait.

Thérèse n’avait su résister à la jeunesse de Jean. Amour de Jean qui la couchait n’importe où, la prenait en silence. Désir insensé de ce corps nerveux et brun. Gémissements et cris sur les lèvres de Thérèse. Jean la voulait toute à lui. Elle le fut et ne refoula plus ses plaintes. Il murmurait à son oreille : « Tu es ce que j’ai de plus cher au monde… » Plus tard : « Tu es la seule femme que j’aime en ce moment… » Thérèse avait tressailli : « En ce moment… » Elle avait espacé leurs rendez-vous. Son orgueil, plus fort que sa passion, la tint éloignée de Jean. Bientôt, il repartirait. Bientôt, elle l’oublierait.

 Thérèse se lève, marche à travers la chambre. Un sourire dédaigneux étire ses lèvres pâles. Elle défroisse sa jupe. Ne sait que faire. Rentrer chez elle ? Le sommeil de Jean est si lourd. Un miroir lui renvoie l’image un peu vieillie de son visage à elle. La chaleur de la chambre peut-être. L’odeur particulière d’une pièce fermée. Elle se détourne du miroir, son regard se heurte au dos nu de Jean. Elle attend.

 Intarissable, il l’avait suppliée de tout quitter, de vivre enfin. Affolée, elle l’avait mis à la porte. Son mari allait rentrer. Une voisine pouvait les surprendre. Courroucée par son audace, elle avait crié qu’il s’en aille. Surpris par son ton agressif, il n’avait rien répondu puis, s’était enfui. Elle grelottait, ne sachant plus quel sentiment la dévorait. Tout quitter, partir avec lui ! Quelle folie allait-il lui faire commettre ?

 …mais Thérèse, quelques semaines plus tôt, ne désespérais-tu pas de la monotonie sordide de ta vie ? N’est-ce pas toi qui as attisé ce feu ? Jean étudiait tranquillement, il ne t’aurait jamais abordée. Tu l’accuses d’imprudence et d’audace, n’est-ce pas toi qui as éveillé ce démon enfoui dans ton cœur ? N’as-tu jamais songé que les gens te craignent à cause de ce feu dévorant ton regard ?

 Elle prévint son mari qu’elle partait quelque temps. Il avait grogné : « Encore une de tes lubies. Qu’est-ce que je dis à tes parents ? » « Ce que tu veux, je ne te demande pas de comprendre… » D’un geste évasif, il l’avait fait taire. Elle avait affirmé : « Je reviendrai… » Déjà, il était sorti, abruti par la chaleur, hanté par les risques d’incendie.

Jean et Thérèse s’étaient retrouvés à la gare. Avaient fait semblant de ne point se connaître. À destination, ils s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre. Thérèse s’était installée chez lui, garçonnière misérable qui l’amusait, la rajeunissait. Elle se donnait des airs d’étudiante. Potassait des ouvrages que Jean lui prêtait. On eût dit que cela durerait toujours. Cela ne dura qu’un temps. Jean avait renoué avec les amis de son âge. Les airs d’étudiante que se donnait Thérèse finirent par l’agacer. Sous prétexte qu’il étudiait beaucoup, il ne l’avait présentée à personne.

Thérèse avait loué un appartement. Elle attendait que Jean lui téléphonât ou la rejoignît. Elle attendait et dans son cœur le mal revint. Alors, elle fréquenta les quartiers où Jean et ses amis avaient leurs habitudes. Les bars où peut-être, elle le rencontrerait. Parfois, elle buvait un verre avec un inconnu qu’elle ramenait chez elle. Amant de hasard qu’avec fureur et dégoût, elle jetait dehors l’aube à peine levée.

« Tu es la seule femme que j’aime en ce moment. » « En ce moment. » Obsession du provisoire auquel elle n’avait pris garde. Une haine implacable tua l’amour en son âme. Elle s’était trompée, ne pouvait pardonner à Jean l’imposture de ses sentiments. Elle le surprit qui, insouciant, embrassait une jeune fille, tous les deux riaient, riaient…

Thérèse s’était jetée dans un taxi puis sur son lit. La honte ajoutée à la haine la fit pleurer de rage et d’humiliation. Telle une masse inerte, elle s’était endormie. Plus tard, l’esprit lucide, un sourire dépité aux lèvres, elle avait laissé le mal l’envahir, la griser.

 Thérèse humecte ses mains moites au filet d’eau qui coule au robinet du réduit que Jean appelle salle de bains. Les rayons du soleil ont lâché prise. Un crépuscule rose va bientôt rafraîchir la ville. Thérèse ne veut pas manquer cette heure où la foule s’agglutine aux terrasses, flâne sur les avenues bordées de marronniers. Une dernière fois, elle regarde Jean qui dort.

 Elle avait téléphoné. Jean avait répondu d’une voix mal assurée. Il n’était pas seul. Thérèse lui demanda un rendez-vous chez lui. Elle devait lui parler. Il avait accepté. L’odeur d’un parfum de femme traînait dans la chambre, dans les draps. Elle avait remarqué la pâleur de Jean, avait ironisé en s’accrochant à son cou : « Mon chéri, tu travailles trop, tu as mauvaise mine ! » Elle l’avait embrassé avec fougue puis, d’une voix voix câline, proche de son oreille : « J’ai envie de faire l’amour. Tu es le seul homme que j’aime en ce moment… » Jean avait froncé les sourcils, comme si des mots de naguère… Thérèse se pressa contre lui, évita que le passé surgisse. Elle répéta qu’elle le désirait. Jean ne résista pas à la sensualité de Thérèse, à la raucité lascive de sa voix.

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Henry Fuseli, Cauchemar 2

Ensuite, elle se leva, passa du réduit à la cuisine. Elle revint s’allonger contre son dos nu. Doucement, elle lui fait part de leur rupture. Jean ne bougea pas, il devait être soulagé de la décision qu’elle seule avait prise. Thérèse se souleva sur un coude, écouta la respiration de son amant : il s’était endormi. De nouveau, elle se pressa contre lui. Un frisson violent secoua le corps de Jean. Plusieurs fois, il gémit puis se détendit. Souvent, il avait réagi ainsi au contact des ongles durs et longs de Thérèse dans sa chair.

 Il est temps qu’elle parte. Dehors, le crépuscule et la foule ne seront plus au rendez-vous. Elle n’a plus rien à dire à Jean. Au moment d’ouvrir la porte, elle hésite. Doit-elle recouvrir du drap froissé ce dos nu transpercé d’une lame dont le manche de bois brun saille, indécent ? Et ces fesses rondes comme deux joues trop grasses, d’où la mort a retiré leur rosité naturelle ?

(Semblable à tous les articles publiés dans Ma page littéraire, ce texte est interdit de reproduction par la loi sur les droits d’auteur et sans l’autorisation de l’auteure, Dominique Blondeau.)

Notes bibliographiques

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Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alicecommeune rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu.

Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

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