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diagnostic : folie

Publié le 12 février 2015 par Dubruel

d'après LE HORLA (1887) de Maupassant

8 Mai-

Quelle après-midi !...

Pendant deux heures, j’ai dormi.

12 Mai-

Depuis vendredi, je me sens un peu souffrant.

D’où proviennent ces mystérieuses influences

Qui changèrent mon bonheur en découragement ?

L’air serait-il plein d’étranges Puissances ?

En effet, je m’éveillai plein de gaieté,

M’habillai, et allai me promener.

Mais je rentrai rapidement, désolé,

Comme si un malheur m’était arrivé.

Pourquoi ?

Un frisson de froid

A-t’ il ébranlé mes nerfs ? La couleur des cieux,

Passant par mes yeux,

A-t ’elle troublé ma pensée ?

Tout ce que nous voyons sans regarder,

Tout ce que nous touchons sans palper,

Tout ce que nous croisons sans distinguer

Ont sur nos organes et sur nos idées

D’inexplicables effets.

L’Invisible, nous ne pouvons pas le sonder.

Nos yeux ne voient ni le trop grand

Ni le trop petit ni le trop près

Ni le trop loin, ni les habitants

D’une étoile, ni ceux d’une goutte d’eau…

Nos oreilles n’entendent pas tout. Notre nez

Est un sens plus faible que l’odorat du chien…

Quant à notre goût, oh !

Il ne peut ni discerner

L’âge ni l’origine précise d’un vin !

Si je possédais d’autres sens, que d’éléments

Pourrais-je découvrir autour de moi !

16 mai-

Je suis encore souffrant !

Je me portais si bien, il y a un mois !

Est-ce un énervement fiévreux ?

Le sentiment affreux

D’un terrible danger ?

Le pressentiment d’un mal inconnu, germant

Dans ma chair et dans mon sang ?

Voire l’appréhension de mon prochain décès ?

18 mai-

Je viens d’aller consulter

Car je ne pouvais

Plus dormir. Le médecin m’a trouvé

Le pouls rapide, l’œil dilaté,

Les nerfs vibrants,

Mais aucun symptôme alarmant.

Je dois boire du bromure et me doucher.

25 mai-

Aucun changement !

Mon état est bizarre, vraiment.

Je m’enferme à double tour de clefs.

Mais à mesure qu’approche la nuit,

Une inquiétude m’envahit.

Et j’ai peur,…de quoi ?

Je ne redoutais rien jusqu’ici…

J’ouvre mes armoires, je regarde sous mon lit ;

J’écoute…j’écoute…quoi ?

Est-ce un trouble de circulation

Ou peut-être l’irritation

D’un filet nerveux, un peu de congestion,

Une toute petite perturbation

Dans le fonctionnement de la machine vivante ?

J’attends le sommeil avec épouvante.

Mon cœur bat

Et mes jambes frémissent sous les draps.

Je sens aussi

Que quelqu’un monte sur mon lit,

Me prend la gorge

Et serre…, serre de toute sa force.

Je me débats.

Je veux crier, je ne peux pas.

Je veux remuer, je ne peux pas.

Cet être va m’étrangler.

J’essaie de le rejeter.

Mais je ne peux pas.

2 juin-

Mon état s’est aggravé.

Le bromure et les douches n’y font rien.

3 juin-

Je vais m’absenter.

Un petit voyage me fera du bien.

2 juillet-

Je viens de rentrer. Je suis guéri.

3 juillet-

J’ai mal dormi.

4 juillet-

Mes cauchemars reviennent.

Cette nuit,

J’ai senti

Sur moi, un être accroupi.

Sa bouche, posée sur la mienne,

Buvait ma vie.

Puis il s’est levé, repu.

Je me suis réveillé

Tellement meurtri, brisé,

Anéanti, que je ne remuais plus.

5 juillet-

Ai-je perdu la raison ?

Ce que j’ai vu la nuit dernière est si abscons,

Si bizarre

Que me tête s’égare.

Alors, j’ai bu un verre d’eau

Et remarqué aussitôt

Que mon carafon

Était resté plein jusqu’au bouchon.

Je me suis endormi à deux heures du matin.

J’eus soif de nouveau.

J’ai voulu boire un peu d’eau.

La carafe était vide. Je n’y comprenais rien.

On avait bu cette eau. Qui ? Moi ?

Ce devait être moi.

Suis-je somnambule ? Non. En cette double vie,

Je vis avec un corps qui obéit

À un autre, comme à moi-même,

Plus qu’à moi-même.

Qui comprendra qu’un homme éveillé

Et sain d’esprit puisse être effrayé

Par la disparition, pendant son sommeil,

D’un peu d’eau dans une bouteille ?

6 juillet-

Je deviens fou. Cette nuit, on a tout bu

Ou plutôt, j’ai tout bu.

Mais est-ce moi

Ou n’est-ce pas moi ?

Je deviens fou. Qui peut me sauver ?

10 juillet-

Voici ce que je viens d’expérimenter.

Le 6 juillet,

Avant de me coucher,

J’avais sur ma table placé du lait,

Du chocolat, du vin,

De l’eau et du pain.

On a bu

(J’ai bu ?)

Toute l’eau et un peu de lait.

On n’a (je n’ai) touché ni au vin

Ni au chocolat ni au pain.

Le 7 juillet, ce test, je l’avais renouvelé.

Il avait donné le même résultat.

Le 8 juillet, j’ai supprimé le chocolat,

L’eau et le vin.

On n’a (je n’ai) touché à rien.

Hier, sur ma table, j’ai seulement

Posé l’eau et le lait

En ayant soin d’envelopper

Les carafes de linges blancs

Noués aux goulots et aux bouchons.

Puis, j’ai frotté mes lèvres et mes mains

Avec de la mine de plomb.

Je me suis couché enfin.

À mon réveil, j’ai délié les cordons.

On avait bu de l’eau et tout le lait.

Pourtant, les linges enfermant les carafons

Étaient demeurés ficelés.

12 juillet-

Paris. J’avais perdu la tête ces jours derniers !

J’ai dû être le jouet

De mon imagination énervée,

Ou bien ai-je été influencé ?

Est-ce cela qu’on appelle ’’ suggestion ’’ ?

Je n’avais rien compris jusqu’ici.

Vingt-quatre heures à Paris

Ont suffi pour me remettre d’aplomb.

14 juillet-

Je suis allé sur le boulevard.

Les drapeaux et les pétards

M’amusaient comme un enfant.

C’est pourtant fort bête d’être content

À date fixe, par décret du gouvernement.

Le peuple est un troupeau navrant.

Il se révolte violemment

Ou demeure inerte stupidement

On lui dit :

’’ Amuse-toi.’’ Il s’amuse. On lui dit :

’’ Va te battre’’

Il va se battre.

On lui dit : ’’ Vote pour l’Empereur.’’

Il vote pour l’Empereur.

Puis : ’’ Vote pour la République ’’

Et il vote pour la République.

En fait, le peuple obéit à des principes

Qui, à l’évidence, sont niais

Par le fait qu’ils sont des principes

C’est-à-dire des idées sûres

En ce monde où l’on n’est jamais sûr

De rien puisque la lumière est une illusion,

Puisque le bruit est une illusion…

16 juillet-

Ce que j’ai vu hier m’a beaucoup troublé.

Je dinais chez ma cousine, Mme de Tarlé.

Elle avait invité

Le docteur Paul Servais,

Un spécialiste de l’hypnotisme,

De la suggestion et du somnambulisme.

-« Nous sommes sur le point de percer,

Nous a-t-il dit, un secret d’importance.

Depuis que l’homme pense,

Depuis qu’il sait écrire et parler,

Il se sent frôlé

Par des mystères que ses sens grossiers

Et imparfaits

Ne peuvent pénétrer.

Aujourd’hui, l’homme par son intelligence,

Fait dans ce domaine, de rapides progrès.

Autrefois, quand cette intelligence

Demeurait à l’état rudimentaire

Sont nées

Les croyances populaires :

Revenants, surnaturel, légendes, fées…. »

Ma cousine, incrédule, souriait.

- « Voulez-vous, madame, que j’essaie

De vous endormir ? » -« Oui. »

Ma cousine s’assit.

Le docteur Servais la regarda fixement

En la fascinant.

Je me sentais un peu troublé.

Mon cœur battait. Ma gorge se serrait.

Je voyais les yeux de ma cousine s’alourdir,

Sa bouche, se crisper,

Sa poitrine, haleter.

Au bout d’un instant,

Elle se mit à dormir.

Le médecin

Plaça alors entre ses mains

Une carte de bristol blanc, en lui disant :

-« Ceci est un miroir. Que voyez-vous dedans ? »

Elle répondit :

-« Mon cousin tient sa photographie. »

C’était vrai.

-« Comment est-il sur ce portrait ? »

-« Il se tient debout, un chapeau noir

Penché sur le front. »

C’était vrai.

Donc, dans ce morceau de carton

Elle voyait

Comme dans un miroir.

Puis le docteur lui ordonna :

-« Demain à huit heures, vous prendrez un bain,

Puis vous irez trouver votre cousin

Et le supplierez de vous prêter mille francs. »

Peu après, il la réveilla.

Je rentrai et me couchai.

Or ce matin,

Ma cousine venait

Me demander mille francs !

Et me confirmait avoir pris un bain !

21 juillet-

Dîner à Bougival

Fin de soirée au bal.

Croire au surnaturel ici

Serait le comble de la folie !

30 juillet

Tout va bien. Il fait beau.

2 août

Rien de nouveau.

4 août

Querelles ancillaires :

Cette nuit, on a cassé un verre.

Le valet accuse la cuisinière

Qui accuse la lingère

Qui accuse le valet.

Quel est le coupable ? Bien fin qui le dirait.

6 août

Cette fois, je ne suis pas fou. J’ai vu…

Je ne doute plus. J‘ai vu.

Comme je me promenais,

Je vis la tige d’une rose se plier.

La fleur s’éleva

Suivant la courbe qu’aurait décrite un bras.

Et dans l’air, elle resta suspendue.

Quand je l’ai saisi, elle a disparu.

Il existe un être que je ne vois pas :

Il boit l’eau et ne mange pas le chocolat

Par conséquent,

Il est doué d’une complexion surnaturelle,

Imperceptible à nos sens

Mais bien réelle.

7 août

Je connais des fous intelligents,

Lucides et clairvoyants

Sur toutes les choses de la vie.

Ils parlent de tout avec clarté

Et soudain leur pensée

Touche l’écueil de la folie

Et sombre dans cet océan effrayant

Qu’on nomme ‘’ la démence’’.

Moi, je ne suis qu’un raisonnant halluciné.

Je me croirais fou si j’étais

Inconscient,

Si je n’analysais pas les faits

De mon existence

Avec une totale lucidité.

Des phénomènes similaires

Ont lieu dans les rêves qui nous promènent à travers

D’invraisemblables fantasmagories

Sans que nous soyons surpris.

Une touche de mon cérébral clavier

Pourrait se trouvait paralysée.

Cela arrive à d’autres qui perdent souvent

La mémoire à la suite d’accidents…

Peu à peu, un malaise me pénétrait,

Une force occulte m’engourdissait.

8 août

Je sens l’être près de moi, m’épiant,

Me pénétrant mais en se cachant.

9 août

J’ai peur, mais rien.

10 août

Rien ; qu’arrivera-t-il demain ?

11 août

Rien, mais chez moi, je ne puis plus rester.

12 août, 10 heures du soir.-

J’ai pensé à m’en aller toute la journée.

Mais je n’ai pas pu.

Ce soir, j’ai voulu sortir. Il m’a retenu.

13 août

Quand on est atteint par certaines maladies,

Tous les ressorts de l’homme semblent brisés,

Toutes les énergies, anéanties,

Tous les muscles, relâchés.

Je n’ai plus aucune domination sur moi,

Plus aucun pouvoir ;

Je ne peux plus vouloir ;

Quelqu’un veut pour moi.

14 août

Il ordonne mes mouvements, mes pensées.

Je ne suis qu’un spectateur terrifié.

Je désire sortir. Je ne peux pas.

Il ne veut pas.

Je voudrais seulement me lever.

Je ne peux pas. À mon siège, je suis rivé.

Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

Est-il un Dieu ?

S’il en est un, délivrez-moi !

Sauvez-moi ! Secourez-moi !

Oh ! Quelle souffrance ! Pitié !

15 août

Voilà comment ma cousine était possédée,

Dominée quand elle est venue me voir

Pour m’emprunter mille francs.

Elle subissait un vouloir

Étranger et terrifiant.

Donc les Invisibles existent vraiment !

Pourquoi ne se manifestent-ils pas nettement

Comme ils le font pour moi ?

16 août

Aujourd’hui, j’ai pu m’échapper une fois.

J’ai senti

Que j’étais libre et qu’Il était parti.

Oh ! Quelle joie de dire à mon cocher :

-« À Rouen, allez ! »

17 août

Quels sont ces vivants

Habitant

Cet étrange monde de la nuit ?

Oh ! Quelle nuit !

Ces êtres, que savent-ils de plus que nous ?

Que peuvent-ils mieux faire que nous ?

L’un d’eux n’apparaitra-t-il pas sur terre

Pour la conquérir

Comme les Normands jadis traversèrent la mer

Pour asservir

Des peuples plus faibles qu’eux, plus petits ?

Soudain, je fus surpris :

Mon fauteuil était vide,

Ou semblait vide ?

Mais j’ai compris :

Il était là, Lui,

Assis à ma place, et Il lisait.

D’un bond de bête révoltée,

Je traversai ma chambre pour le tuer !...

Mon siège s’est renversé,

Ma table bascula, ma lampe tomba

Et ma fenêtre se ferma

Comme si un malfaiteur surpris

Se fût élancé dans la nuit.

Il avait eu peur de moi ; Il s’était sauvé.

Alors…alors…demain…ou après,

J’arriverai à Le saisir, à L’écraser.

18 août

J’y ai songé toute la journée.

Oh ! Son heure va venir.

Oui, je vais l’occire.

19 août

Je lis une nouvelle qui nous arrive de Rio :

Une épidémie de folie

Sévit en ce moment à Sao-Paulo.

Les habitants quittent leurs maisons, poursuivis

Par des êtres invisibles

Bien que tangibles.

À présent, je sais.

Oui,

Le règne de l’homme est fini.

Il est venu, Celui que redoutaient

Les peuples de nos ancêtres

Celui qu’exorcisaient les prêtres,

Celui que les sorciers évoquaient

Sous différentes formes : gnomes, fées,

Farfadets, esprits, génies…

Les médecins aujourd’hui

Appellent cela magnétisme,

Suggestion, hypnotisme.

Malheur à nous ! Il est venu

…J’ai entendu

Le…le…, comment le nommer ?

Il me crie son nom et je ne L’entends pas…

J’ai beau écouter…

Oui, c’est Lui, Il est venu …Le Horla…

Ah ! Le vautour a saisi le pigeon ;

Le loup a mangé le mouton ;

Le lion a dévoré le cabri ;

L’homme a tué le lion avec son fusil…

Le Horla va faire de l’homme son jouet

Par la seule puissance de sa volonté.

Un être nouveau ! Pourquoi pas ?

Il devait venir. Pitié !

Le voilà !

Mais pourquoi serions-nous les derniers ?

Sa nature est plus parfaite que la nôtre

Pourquoi n’y aurait-il pas d’autres

Éléments

Que le feu, l’air, l’eau et la terre.

Ces quatre pères nourriciers des êtres !

Pourquoi ne sont-ils pas quarante, quatre cents !

Qu’ai-je donc ? C’est Lui,

Le Horla qui me fait penser à ces folies !

Il est en moi. Je Le tuerai !

19 août

Je Le tuerai !

S’Il vient rôder autour de moi,

Très près, tout près de moi

Je pourrai Le toucher.

Et alors ?...J’aurais la force des désespérés ;

J’aurais mes mains pour L’étrangler,

Mes talons pour L’écraser,

Mes dents pour Le déchirer.

Surexcité, je Le guettai.

20 août

Le tuer, mais comment ? Le poison ?

Aurait-il un effet sur Son corps ?

Non…

Alors ?...Alors ?

21 août

Je fais venir un serrurier

À la propriété.

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10 septembre

Tantôt, le serrurier a posé des volets

Et une porte en fer,

… Jusqu’à minuit, j’ai tout laissé ouvert.

Mais Il est entré peu après minuit.

Une joie, une joie folle m’a saisi.

Je l’ai enfermé !

J’ai tiré

Les persiennes en fer,

J’ai bouclé la porte en fer

À double tour de clef.

Tout à coup, je l’ai entendu s’agiter.

Mais il n’a pas réussi à s’échapper.

Quelle joie ! Je le tenais !

J’ai mis le feu au manoir et me sauvai.

Au fond du jardin, je suis allé me cacher.

Je regardais brûler ma maison

Et j’attendais.

Comme ce fut long !

Une grande flamme s’élevait.

Les oiseaux se réveillaient ;

Un chien se mit à hurler.

Le rez-de-chaussée devint un effrayant brasier,

Il brûlait,

Lui, mon prisonnier, le Horla !

Il était là

Dans ce four, mort…

Mort, peut-être ?...Son corps,

Son corps invisible

Pourrait ne pas être destructible

Par le feu qui brûle le nôtre ?

Et s’il n’était pas mort ?...

Le temps, seul, a peut-être prise sur Lui…

Pourquoi ce corps transparent, ce corps d’esprit,

Craindrait-il les blessures, les infirmités,

Le feu, voire une mort prématurée ?

Après l’homme mortel, voilà

Qu’arrive l’immortel Horla.

Après l’homme, se présente celui

Qui ne va pas mourir. Il est ici.

Il n’est pas mort…

Il va donc falloir que je me tue, alors.


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