d'après LE HORLA (1887) de Maupassant
8 Mai-
Quelle après-midi !...
Pendant deux heures, j’ai dormi.
12 Mai-
Depuis vendredi, je me sens un peu souffrant.
D’où proviennent ces mystérieuses influences
Qui changèrent mon bonheur en découragement ?
L’air serait-il plein d’étranges Puissances ?
En effet, je m’éveillai plein de gaieté,
M’habillai, et allai me promener.
Mais je rentrai rapidement, désolé,
Comme si un malheur m’était arrivé.
Pourquoi ?
Un frisson de froid
A-t’ il ébranlé mes nerfs ? La couleur des cieux,
Passant par mes yeux,
A-t ’elle troublé ma pensée ?
Tout ce que nous voyons sans regarder,
Tout ce que nous touchons sans palper,
Tout ce que nous croisons sans distinguer
Ont sur nos organes et sur nos idées
D’inexplicables effets.
L’Invisible, nous ne pouvons pas le sonder.
Nos yeux ne voient ni le trop grand
Ni le trop petit ni le trop près
Ni le trop loin, ni les habitants
D’une étoile, ni ceux d’une goutte d’eau…
Nos oreilles n’entendent pas tout. Notre nez
Est un sens plus faible que l’odorat du chien…
Quant à notre goût, oh !
Il ne peut ni discerner
L’âge ni l’origine précise d’un vin !
Si je possédais d’autres sens, que d’éléments
Pourrais-je découvrir autour de moi !
16 mai-
Je suis encore souffrant !
Je me portais si bien, il y a un mois !
Est-ce un énervement fiévreux ?
Le sentiment affreux
D’un terrible danger ?
Le pressentiment d’un mal inconnu, germant
Dans ma chair et dans mon sang ?
Voire l’appréhension de mon prochain décès ?
18 mai-
Je viens d’aller consulter
Car je ne pouvais
Plus dormir. Le médecin m’a trouvé
Le pouls rapide, l’œil dilaté,
Les nerfs vibrants,
Mais aucun symptôme alarmant.
Je dois boire du bromure et me doucher.
25 mai-
Aucun changement !
Mon état est bizarre, vraiment.
Je m’enferme à double tour de clefs.
Mais à mesure qu’approche la nuit,
Une inquiétude m’envahit.
Et j’ai peur,…de quoi ?
Je ne redoutais rien jusqu’ici…
J’ouvre mes armoires, je regarde sous mon lit ;
J’écoute…j’écoute…quoi ?
Est-ce un trouble de circulation
Ou peut-être l’irritation
D’un filet nerveux, un peu de congestion,
Une toute petite perturbation
Dans le fonctionnement de la machine vivante ?
J’attends le sommeil avec épouvante.
Mon cœur bat
Et mes jambes frémissent sous les draps.
Je sens aussi
Que quelqu’un monte sur mon lit,
Me prend la gorge
Et serre…, serre de toute sa force.
Je me débats.
Je veux crier, je ne peux pas.
Je veux remuer, je ne peux pas.
Cet être va m’étrangler.
J’essaie de le rejeter.
Mais je ne peux pas.
2 juin-
Mon état s’est aggravé.
Le bromure et les douches n’y font rien.
3 juin-
Je vais m’absenter.
Un petit voyage me fera du bien.
2 juillet-
Je viens de rentrer. Je suis guéri.
3 juillet-
J’ai mal dormi.
4 juillet-
Mes cauchemars reviennent.
Cette nuit,
J’ai senti
Sur moi, un être accroupi.
Sa bouche, posée sur la mienne,
Buvait ma vie.
Puis il s’est levé, repu.
Je me suis réveillé
Tellement meurtri, brisé,
Anéanti, que je ne remuais plus.
5 juillet-
Ai-je perdu la raison ?
Ce que j’ai vu la nuit dernière est si abscons,
Si bizarre
Que me tête s’égare.
Alors, j’ai bu un verre d’eau
Et remarqué aussitôt
Que mon carafon
Était resté plein jusqu’au bouchon.
Je me suis endormi à deux heures du matin.
J’eus soif de nouveau.
J’ai voulu boire un peu d’eau.
La carafe était vide. Je n’y comprenais rien.
On avait bu cette eau. Qui ? Moi ?
Ce devait être moi.
Suis-je somnambule ? Non. En cette double vie,
Je vis avec un corps qui obéit
À un autre, comme à moi-même,
Plus qu’à moi-même.
Qui comprendra qu’un homme éveillé
Et sain d’esprit puisse être effrayé
Par la disparition, pendant son sommeil,
D’un peu d’eau dans une bouteille ?
6 juillet-
Je deviens fou. Cette nuit, on a tout bu
Ou plutôt, j’ai tout bu.
Mais est-ce moi
Ou n’est-ce pas moi ?
Je deviens fou. Qui peut me sauver ?
10 juillet-
Voici ce que je viens d’expérimenter.
Le 6 juillet,
Avant de me coucher,
J’avais sur ma table placé du lait,
Du chocolat, du vin,
De l’eau et du pain.
On a bu
(J’ai bu ?)
Toute l’eau et un peu de lait.
On n’a (je n’ai) touché ni au vin
Ni au chocolat ni au pain.
Le 7 juillet, ce test, je l’avais renouvelé.
Il avait donné le même résultat.
Le 8 juillet, j’ai supprimé le chocolat,
L’eau et le vin.
On n’a (je n’ai) touché à rien.
Hier, sur ma table, j’ai seulement
Posé l’eau et le lait
En ayant soin d’envelopper
Les carafes de linges blancs
Noués aux goulots et aux bouchons.
Puis, j’ai frotté mes lèvres et mes mains
Avec de la mine de plomb.
Je me suis couché enfin.
À mon réveil, j’ai délié les cordons.
On avait bu de l’eau et tout le lait.
Pourtant, les linges enfermant les carafons
Étaient demeurés ficelés.
12 juillet-
Paris. J’avais perdu la tête ces jours derniers !
J’ai dû être le jouet
De mon imagination énervée,
Ou bien ai-je été influencé ?
Est-ce cela qu’on appelle ’’ suggestion ’’ ?
Je n’avais rien compris jusqu’ici.
Vingt-quatre heures à Paris
Ont suffi pour me remettre d’aplomb.
14 juillet-
Je suis allé sur le boulevard.
Les drapeaux et les pétards
M’amusaient comme un enfant.
C’est pourtant fort bête d’être content
À date fixe, par décret du gouvernement.
Le peuple est un troupeau navrant.
Il se révolte violemment
Ou demeure inerte stupidement
On lui dit :
’’ Amuse-toi.’’ Il s’amuse. On lui dit :
’’ Va te battre’’
Il va se battre.
On lui dit : ’’ Vote pour l’Empereur.’’
Il vote pour l’Empereur.
Puis : ’’ Vote pour la République ’’
Et il vote pour la République.
En fait, le peuple obéit à des principes
Qui, à l’évidence, sont niais
Par le fait qu’ils sont des principes
C’est-à-dire des idées sûres
En ce monde où l’on n’est jamais sûr
De rien puisque la lumière est une illusion,
Puisque le bruit est une illusion…
16 juillet-
Ce que j’ai vu hier m’a beaucoup troublé.
Je dinais chez ma cousine, Mme de Tarlé.
Elle avait invité
Le docteur Paul Servais,
Un spécialiste de l’hypnotisme,
De la suggestion et du somnambulisme.
-« Nous sommes sur le point de percer,
Nous a-t-il dit, un secret d’importance.
Depuis que l’homme pense,
Depuis qu’il sait écrire et parler,
Il se sent frôlé
Par des mystères que ses sens grossiers
Et imparfaits
Ne peuvent pénétrer.
Aujourd’hui, l’homme par son intelligence,
Fait dans ce domaine, de rapides progrès.
Autrefois, quand cette intelligence
Demeurait à l’état rudimentaire
Sont nées
Les croyances populaires :
Revenants, surnaturel, légendes, fées…. »
Ma cousine, incrédule, souriait.
- « Voulez-vous, madame, que j’essaie
De vous endormir ? » -« Oui. »
Ma cousine s’assit.
Le docteur Servais la regarda fixement
En la fascinant.
Je me sentais un peu troublé.
Mon cœur battait. Ma gorge se serrait.
Je voyais les yeux de ma cousine s’alourdir,
Sa bouche, se crisper,
Sa poitrine, haleter.
Au bout d’un instant,
Elle se mit à dormir.
Le médecin
Plaça alors entre ses mains
Une carte de bristol blanc, en lui disant :
-« Ceci est un miroir. Que voyez-vous dedans ? »
Elle répondit :
-« Mon cousin tient sa photographie. »
C’était vrai.
-« Comment est-il sur ce portrait ? »
-« Il se tient debout, un chapeau noir
Penché sur le front. »
C’était vrai.
Donc, dans ce morceau de carton
Elle voyait
Comme dans un miroir.
Puis le docteur lui ordonna :
-« Demain à huit heures, vous prendrez un bain,
Puis vous irez trouver votre cousin
Et le supplierez de vous prêter mille francs. »
Peu après, il la réveilla.
Je rentrai et me couchai.
Or ce matin,
Ma cousine venait
Me demander mille francs !
Et me confirmait avoir pris un bain !
21 juillet-
Dîner à Bougival
Fin de soirée au bal.
Croire au surnaturel ici
Serait le comble de la folie !
30 juillet –
Tout va bien. Il fait beau.
2 août –
Rien de nouveau.
4 août –
Querelles ancillaires :
Cette nuit, on a cassé un verre.
Le valet accuse la cuisinière
Qui accuse la lingère
Qui accuse le valet.
Quel est le coupable ? Bien fin qui le dirait.
6 août –
Cette fois, je ne suis pas fou. J’ai vu…
Je ne doute plus. J‘ai vu.
Comme je me promenais,
Je vis la tige d’une rose se plier.
La fleur s’éleva
Suivant la courbe qu’aurait décrite un bras.
Et dans l’air, elle resta suspendue.
Quand je l’ai saisi, elle a disparu.
Il existe un être que je ne vois pas :
Il boit l’eau et ne mange pas le chocolat
Par conséquent,
Il est doué d’une complexion surnaturelle,
Imperceptible à nos sens
Mais bien réelle.
7 août –
Je connais des fous intelligents,
Lucides et clairvoyants
Sur toutes les choses de la vie.
Ils parlent de tout avec clarté
Et soudain leur pensée
Touche l’écueil de la folie
Et sombre dans cet océan effrayant
Qu’on nomme ‘’ la démence’’.
Moi, je ne suis qu’un raisonnant halluciné.
Je me croirais fou si j’étais
Inconscient,
Si je n’analysais pas les faits
De mon existence
Avec une totale lucidité.
Des phénomènes similaires
Ont lieu dans les rêves qui nous promènent à travers
D’invraisemblables fantasmagories
Sans que nous soyons surpris.
Une touche de mon cérébral clavier
Pourrait se trouvait paralysée.
Cela arrive à d’autres qui perdent souvent
La mémoire à la suite d’accidents…
Peu à peu, un malaise me pénétrait,
Une force occulte m’engourdissait.
8 août –
Je sens l’être près de moi, m’épiant,
Me pénétrant mais en se cachant.
9 août –
J’ai peur, mais rien.
10 août –
Rien ; qu’arrivera-t-il demain ?
11 août –
Rien, mais chez moi, je ne puis plus rester.
12 août, 10 heures du soir.-
J’ai pensé à m’en aller toute la journée.
Mais je n’ai pas pu.
Ce soir, j’ai voulu sortir. Il m’a retenu.
13 août –
Quand on est atteint par certaines maladies,
Tous les ressorts de l’homme semblent brisés,
Toutes les énergies, anéanties,
Tous les muscles, relâchés.
Je n’ai plus aucune domination sur moi,
Plus aucun pouvoir ;
Je ne peux plus vouloir ;
Quelqu’un veut pour moi.
14 août –
Il ordonne mes mouvements, mes pensées.
Je ne suis qu’un spectateur terrifié.
Je désire sortir. Je ne peux pas.
Il ne veut pas.
Je voudrais seulement me lever.
Je ne peux pas. À mon siège, je suis rivé.
Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu !
Est-il un Dieu ?
S’il en est un, délivrez-moi !
Sauvez-moi ! Secourez-moi !
Oh ! Quelle souffrance ! Pitié !
15 août –
Voilà comment ma cousine était possédée,
Dominée quand elle est venue me voir
Pour m’emprunter mille francs.
Elle subissait un vouloir
Étranger et terrifiant.
Donc les Invisibles existent vraiment !
Pourquoi ne se manifestent-ils pas nettement
Comme ils le font pour moi ?
16 août –
Aujourd’hui, j’ai pu m’échapper une fois.
J’ai senti
Que j’étais libre et qu’Il était parti.
Oh ! Quelle joie de dire à mon cocher :
-« À Rouen, allez ! »
17 août –
Quels sont ces vivants
Habitant
Cet étrange monde de la nuit ?
Oh ! Quelle nuit !
Ces êtres, que savent-ils de plus que nous ?
Que peuvent-ils mieux faire que nous ?
L’un d’eux n’apparaitra-t-il pas sur terre
Pour la conquérir
Comme les Normands jadis traversèrent la mer
Pour asservir
Des peuples plus faibles qu’eux, plus petits ?
Soudain, je fus surpris :
Mon fauteuil était vide,
Ou semblait vide ?
Mais j’ai compris :
Il était là, Lui,
Assis à ma place, et Il lisait.
D’un bond de bête révoltée,
Je traversai ma chambre pour le tuer !...
Mon siège s’est renversé,
Ma table bascula, ma lampe tomba
Et ma fenêtre se ferma
Comme si un malfaiteur surpris
Se fût élancé dans la nuit.
Il avait eu peur de moi ; Il s’était sauvé.
Alors…alors…demain…ou après,
J’arriverai à Le saisir, à L’écraser.
18 août –
J’y ai songé toute la journée.
Oh ! Son heure va venir.
Oui, je vais l’occire.
19 août –
Je lis une nouvelle qui nous arrive de Rio :
Une épidémie de folie
Sévit en ce moment à Sao-Paulo.
Les habitants quittent leurs maisons, poursuivis
Par des êtres invisibles
Bien que tangibles.
À présent, je sais.
Oui,
Le règne de l’homme est fini.
Il est venu, Celui que redoutaient
Les peuples de nos ancêtres
Celui qu’exorcisaient les prêtres,
Celui que les sorciers évoquaient
Sous différentes formes : gnomes, fées,
Farfadets, esprits, génies…
Les médecins aujourd’hui
Appellent cela magnétisme,
Suggestion, hypnotisme.
Malheur à nous ! Il est venu
…J’ai entendu
Le…le…, comment le nommer ?
Il me crie son nom et je ne L’entends pas…
J’ai beau écouter…
Oui, c’est Lui, Il est venu …Le Horla…
Ah ! Le vautour a saisi le pigeon ;
Le loup a mangé le mouton ;
Le lion a dévoré le cabri ;
L’homme a tué le lion avec son fusil…
Le Horla va faire de l’homme son jouet
Par la seule puissance de sa volonté.
Un être nouveau ! Pourquoi pas ?
Il devait venir. Pitié !
Le voilà !
Mais pourquoi serions-nous les derniers ?
Sa nature est plus parfaite que la nôtre
Pourquoi n’y aurait-il pas d’autres
Éléments
Que le feu, l’air, l’eau et la terre.
Ces quatre pères nourriciers des êtres !
Pourquoi ne sont-ils pas quarante, quatre cents !
Qu’ai-je donc ? C’est Lui,
Le Horla qui me fait penser à ces folies !
Il est en moi. Je Le tuerai !
19 août –
Je Le tuerai !
S’Il vient rôder autour de moi,
Très près, tout près de moi
Je pourrai Le toucher.
Et alors ?...J’aurais la force des désespérés ;
J’aurais mes mains pour L’étrangler,
Mes talons pour L’écraser,
Mes dents pour Le déchirer.
Surexcité, je Le guettai.
20 août –
Le tuer, mais comment ? Le poison ?
Aurait-il un effet sur Son corps ?
Non…
Alors ?...Alors ?
21 août –
Je fais venir un serrurier
À la propriété.
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10 septembre –
Tantôt, le serrurier a posé des volets
Et une porte en fer,
… Jusqu’à minuit, j’ai tout laissé ouvert.
Mais Il est entré peu après minuit.
Une joie, une joie folle m’a saisi.
Je l’ai enfermé !
J’ai tiré
Les persiennes en fer,
J’ai bouclé la porte en fer
À double tour de clef.
Tout à coup, je l’ai entendu s’agiter.
Mais il n’a pas réussi à s’échapper.
Quelle joie ! Je le tenais !
J’ai mis le feu au manoir et me sauvai.
Au fond du jardin, je suis allé me cacher.
Je regardais brûler ma maison
Et j’attendais.
Comme ce fut long !
Une grande flamme s’élevait.
Les oiseaux se réveillaient ;
Un chien se mit à hurler.
Le rez-de-chaussée devint un effrayant brasier,
Il brûlait,
Lui, mon prisonnier, le Horla !
Il était là
Dans ce four, mort…
Mort, peut-être ?...Son corps,
Son corps invisible
Pourrait ne pas être destructible
Par le feu qui brûle le nôtre ?
Et s’il n’était pas mort ?...
Le temps, seul, a peut-être prise sur Lui…
Pourquoi ce corps transparent, ce corps d’esprit,
Craindrait-il les blessures, les infirmités,
Le feu, voire une mort prématurée ?
Après l’homme mortel, voilà
Qu’arrive l’immortel Horla.
Après l’homme, se présente celui
Qui ne va pas mourir. Il est ici.
Il n’est pas mort…
Il va donc falloir que je me tue, alors.