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Duos éphémères, When Time Splits, Jeff Mills & Mikhaïl Rudy, le 6 février à l’auditorium du Louvre
Si son nom résonne encore pour beaucoup comme l’une des figures emblématiques de la seconde vague techno de Détroit, le virage engagé par Jeff Mills au cours des années 2000, amorcé par la composition d’une nouvelle bande-son pour le Metropolis de Lang, a peu à peu remplacé l’image glorieuse du producteur de musique club par celle d’artiste total dont l’ambition dépasse largement les frontières de la musique « dansante ». Après avoir, entre autres, créé un an plus tard la sculpture-installation Mono en l’honneur du film 2001 : L’Odyssée de l’espace de Kubrick, sorti son DVD Exhibitionist (un an avant le Biomechanik III de Manu le Malin et quatre ans après le lancement des premières Boiler Room), commencé en 2005 sa carrière de vjing sur la DVJ-X1 de Pionner en triturant Les Trois Âges de Buster Keaton lors d’une tournée mondiale, et collaboré avec l’Orchestre Philarmonique de Montpellier ou encore l’Orchestre National d’Île-de-France à Pleyel en janvier dernier, c’est avec le Louvre cette fois que le musicien de Détroit s’engage, pour une série de quatre collaborations qui s’étalera du 6 février au 19 juin prochain.
Né à l’initiative du musée et inauguré il y a dix ans déjà par Laurent Garnier, le cycle des « Duos éphémères » consiste moins, comme ce sera reprécisé en guise d’introduction à la performance, à faire jouer sur la scène de l’auditorium des duos d’artistes, qu’à faire travailler ensemble des « images anciennes » et des représentants des « musiques actuelles ». Des images et de la musique, deux modalités d’expression du mouvement à travers lesquelles, et pendant ces dix années, se sont succédés sur la scène de l’auditorium des musiciens aussi variés, tant par leur style que par leurs ambitions musicales, que Vincent Segal, Arthur H, M , Camille, Emily Loizeau, Oxmo Puccino, Ibrahim Maalouf et Rubin Steiner.
Le 6 février dernier, c’est aux côtés du pianiste classique Mikhaïl Rudy, formé au conservatoire Tchaïkovski de Moscou, ayant joué entre autres avec l’Orchestre Symphonique de Londres, l’Orchestre Philharmonique de Berlin, ou encore l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg, que Jeff Mills a ouvert cette nouvelle saison des « Duos Ephémères ». Une saison qui débute par une relecture de L’Enfer, film inachevé d’Henri-George Clouzot, redécouvert à Cannes en 2009 grâce au long métrage du producteur et réalisateur Serge Bromberg : L’Enfer d’Henri-George Clouzot. Quinze heures de rushes filmées en 1964. Véritable chef-d’œuvre de créativité cinématographique traitant des affres de la jalousie à travers le prisme des techniques développées par l’art cinétique — mouvement artistique dont l’expression n’apparaît clairement qu’au milieu des années 50, mais dont les premières manifestations remontent au début des années 1910, au cœur du mouvement futuriste et dans certaines œuvres de Marcel Duchamp. Ouverture logique donc. Prolongement en quelque sorte, de l’installation audiovisuelle Critical Arrangements, que Mills avait présenté à Pompidou entre 2008 et 2009, dans le cadre de l’exposition Le Futurisme à Paris.
La soirée, placée selon les mots du Louvre « sous le signe de la fusion », débute avec charme dans une gentille confusion lorsque Mikhaïl Rudy, après s’être avancé au centre de la scène, se penche pour saluer le public et aperçoit, mais trop tard, Mills foncer droit vers ses platines. Situation comique qui n’échappe pas au public dont les applaudissements sont entrecoupés de rires légers et bienveillants. Heureusement pour la suite, les décalages entre les deux artistes n’excéderont pas le territoire de l’étiquette. Très vite, la symbiose entre le Rudy et Mills, et, devrait-on dire, Clouzot, s’impose comme une évidence. Les nappes de l’un enveloppent les notes de l’autre et les images entrent en résonance parfaite avec la musique qui s’élève. Des images magnifiques d’ailleurs, où Romy Schneider n’en finit pas de fumer sa cigarette tandis qu’une palette de couleurs, vives et grasses, défile un visage auquel Lynch doit peut-être beaucoup ; où une silhouette, accroupie sur un carrelage en damier, fixe le sol, de dos, un rasoir à la main ; où des formes géométriques et des tâches de lumières parsèment en boucle le grand écran qui s’agite sous les spasmes d’un montage épileptique. Rudy, couché comme un bossu sur son clavier, tape avec adresse et frénésie sur les touches blanches et noires. Mills, rapide, précis, enchaîne les morceaux, le casque penché sur une oreille. L’émotion est réelle ; le public, saisi. Sans autre fil conducteur que celui des images et des morceaux qui s’enchaînent, sans linéarité ni contrainte narrative, l’heure de performance file à toute allure. L’esprit colle à l’écran, au piano, aux enceintes, les décrochages se font rares. Et puis d’un coup, plang ! le visage de Jeff Mills se fige, un instant, juste assez pour comprendre que ce qui vient de se passer dans les circuits n’était pas exactement… prévu.
Rudy lève les yeux puis interrompt son jeu, le visage fendu d’un sourire amusé, tandis que Mills, visiblement agacé quoique d’un calme olympien, patiente sur un bord de la scène. Un technicien détale dans les franges du rideau noir. Les images, imperturbables, défilent, dans le silence respectueux du public. Quelques applaudissements d’encouragements retentissent dans la salle ; une manière de dire qu’il n’y a pas mort d’homme. On comprend.
Finalement, après quelques minutes d’attente, le courant revient et la performance reprend. Dix minutes à peine. Dix minutes auxquelles il n’y a rien à reprocher sinon l’impression désagréable de s’être fait ravir l’envolée finale de Mills qui exigeait sans doute, pour aller au bout d’elle-même, d’exploser dans la continuité d’un flux ininterrompu. Mais soit, les machines, elles aussi, sont soumises aux aléas et la promesse de ce premier duo a été, disons-le encore une fois, plus que tenue.
Rendez-vous le 6 mars pour le second épisode.