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Ne tombe jamais, de Patricia McCormick

Publié le 25 février 2015 par Clarabel

« Des nouveaux prisonniers arrivent au camp tout le temps. On ne les cache plus. Maintenant, les Khmers rouges leur font traverser la place. Attachés les uns aux autres, tête basse. Ils les frappent devant nous pour qu'on voie ce qui arrive aux gens qui ont mauvais esprit. Les Khmers rouges nous observent sans arrêt. Ils observent pour voir si vous montrez de l'émotion pour les victimes. Si oui, ils vous tuent.
Un jour, un garçon de mon groupe, il voit sa sœur arriver sur la place. La sœur le voit aussi. Mais elle regarde ailleurs. Fait semblant de ne pas le connaître. Parce qu'elle comprend qu'il peut être tué simplement parce qu'il est parent avec elle.
Les Khmers rouges, ils frappent les prisonniers, un par un, avec un bâton et ils nous obligent à regarder. Maintenant, c'est le tour de la sœur du garçon. Je lui tiens la main, très fort, je serre sa main. Ils la frappent avec un bâton, la frappent sur la tête, les épaules, les jambes, et chaque fois je serre la main du garçon pour qu'il ne crie pas. Elle tient sa tête bien droite, puis, très vite, elle tombe, plus de vie en elle et très lentement, en silence, j'emmène le garçon. »

Ne tombe jamais

Ce livre renvoie à un chapitre peu glorieux de l'histoire du Cambodge (l'arrivée des Khmers rouges au pouvoir), qu'on découvre à travers le témoignage du jeune Arn, un récit raconté dans l'urgence et avec une terreur palpable. Car « essayer de saisir cette voix, c'était comme essayer de capturer une luciole » rapporte l'auteur. À maintes reprises, elle a en effet tenté de glisser les bonnes formules grammaticales et syntaxiques, avant de s'avouer vaincue car « la lumière s'éteignait ».
Et c'est donc naturellement, avec une façon de parler si personnelle et si belle, que le récit découle. Arn a onze ans quand il a été envoyé dans un camp de travail, pour cultiver le riz, et a vécu l'enfer (famine, maladie, coups et tortures) mais c'est finalement grâce à sa passion pour la musique (il adorait chanter Elvis et danser le twist) qu'il va sauver sa peau. Un jour, des soldats décident de monter un petit orchestre de fortune, avec pour ordre d'apprendre à jouer des instruments et de produire des chants patriotiques.
Le garçon comprend très vite qu'il tient là sa roue de secours et motive la troupe, à commencer par leur prof déprimé, de redoubler d'efforts pour tirer d'eux le meilleur. Au fil du temps, Arn va devenir une célébrité sur les camps, il peut manger à sa faim mais n'hésite pas à partager avec ses compagnons d'infortune, et finit par s'attirer l'attention insistante d'un certain Sombo au regard de requin.
C'est une vie rude et éprouvante, en plus d'une expérience bouleversante, qu'on partage. On y croise la barbarie la plus ignoble, la violence, la haine, la bêtise humaine, mais aussi de belles rencontres et des promesses d'amitié. Un peu d'étincelle dans un récit sans fard, transmis par un regard d'enfant chargé de révolte et pourtant lucide. Tout ce qu'il voit, comprend, ressent est glacial. Froid, distant. Comme si le garçon s'était lavé de toute émotion. Blindé, pour ne pas tomber.
Même son retour à la « vie normale » sera un lent apprentissage vers le droit au bonheur. Arn aura la chance d'être adopté par le Révérend Pond et partira vivre en Amérique, où son adaptation ne se fera pas sans heurt non plus. Il ressort toutefois de cette lecture une très belle leçon de courage et un devoir de mémoire pour ne plus accepter l'inacceptable. Un récit vibrant de puissance et de sensations fortes, que l'on absorbe les yeux écarquillés.

Gallimard jeunesse, coll. Scripto, octobre 2014 ♦ traduit par Jean-François Ménard (Never fall down)


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