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La pâleur des rondages

Publié le 24 février 2015 par Alphonsine @nolwenn_pamart

La pâleur des rondagesC'était un vieux bureau tendu de tapisserie rose, loin, bien loin des entrées principales, préservé de la lumière du jour et du bruit des salles de lecture. Des livres neufs et anciens en tapissaient les murs, et ils s'endormaient dans l'odeur lourde de la colle en attendant qu'on voulût bien s'occuper d'eux. Dans l'ombre d'une lampe à pétrole, une fine silhouette noire s'affairait en silence, voûtée sur la grande table de bois massif pleine de traces de colle et de tâches d'encre. L'homme semblait minuscule, comme écrasé par deux piles d'ouvrages, disposées de part et d'autre de la table. Il travaillait.

C'était toujours le même geste, poli par l'usage, sans le moindre accroc, sans la plus petite variation. D'une main, prendre le livre à gauche - les doigts qui s'attardent à peine sur le cuir ou le cartonnage. Saisir le pinceau de l'autre. Les petites étiquettes rondes, bien proprettes, bien sages en leur circularité parfaite, attendaient quant à elles d'entrer en scène, placées bien en ordre et bien réduites au silence. Un peu de colle sur le bout des poils de porc et puis la caresse du pinceau sur leur ventre blanchâtre - lente et peu appuyée. Et puis reprendre le livre et coller, avec soin, l'étiquette sur le plat supérieur. Ensuite, il fallait recommencer les gestes - le même livre, le pinceau, la colle, mais avec une étiquette plus petite, pour le dos. Poser le livre sur la pile de droite , recommencer avec le suivant. C'était bon. Ce n'était pas tout à fait terminé, mais il fallait que la colle séchât pour la suite, et les étiquettes conservaient encore, pendant quelques heures tout du moins, leur pâleur rassurante. Une fois que la pile où il se servait se trouvait épuisée, la silhouette malingre se levait, clignant des yeux dans l'obscurité tremblante, et se dirigeait mécaniquement vers les étagères pour cueillir d'autres arrivages, reconstituant la pile à sa gauche, et ce, jusqu'à ce que les étagères fussent vides. Quand il en avait terminé, il poussait un faible soupir, reposait le pinceau - une trace de plus sur le bureau - et prenait sa plume, qu'il taillait au couteau. Le bruit du raclement, faible, si faible dans le silence, brisait la routine et faisait office de pause. Puis il fallait reprendre. Il remplaçait le pot de colle par un encrier et, saisissant avec calme les livres à présent empilés sur sa droite, il inscrivait en caractères ronds et lisibles - grands et affirmateurs sur le plat, carrés et suggestifs sur le dos - les cotes des ouvrages. Y2 - 2322 ; 8° Lb34 - 2536 ; A - 35 000 ou Z - 4578 ; les lettres et les chiffres s'imprimaient un instant seulement dans sa mémoire grisâtre, le temps de passer du registre à l'étiquette blanche... et elles s'envolaient ensuite, loin, bien loin de lui et des autres hommes, dans leurs mondes de fiches bristol et d'étagères de fer. Par chance, inscrire les cotes prenait moins de temps. Une fois tous les livres repassés de la droite vers la gauche, il se levait, s'étirait comme un vieux chien et il les rangeait dans une nouvelle armoire qu'il fermait à clé. Le lendemain matin, il confierait ladite clé à un collègue qui récupérait les livres nouvellement équipés et s'en occupait à son tour. D'autres livres arriveraient... Mais il n'était pas encore question de demain. Les étiquettes étaient restées bien sages et l'heure était à la libération.

II.

Lorsque le bibliothécaire sortit de la grande cour carrée, le jour était déjà tombé depuis longtemps. Ses supérieurs lui avaient bien demandé cent fois de se conformer aux horaires habituels, raisonnablement calquées sur les heures solaires, et pour cause : la précaution évitait à des employés aussi zélés que maladroits le risque d'un tragique incendie causé par une lampe à pétrole ou une chandelle. Le feu était la bête noire de beaucoup de bibliothécaires. Celui-ci avait pourtant renoncé à cette obsession, qu'il qualifiait volontiers d'obscurantiste. Il tenait avant tout à achever son travail dans les délais demandés. Ceux-ci, avec le temps, étaient devenus de plus en plus irréalistes, le nombre de livres qui entraient dans la grande bibliothèque via le dépôt légal augmentant chaque jour. Il mettait cependant un point d'honneur à traiter les arrivées dans les temps. C'était au prix de sacrifices de ce genre que l'établissement allait, vaille que vaille, malgré l'explosion de la littérature industrielle.

Ce faisant, le bibliothécaire s'était mis à dos nombre de ses collègues, soucieux de préserver un rythme de travail normal, sinon réaliste. La hiérarchie, quant à elle, avait renoncé à ramener dans le droit chemin son colleur d'étiquettes, non sans lui avoir envoyé au préalable une bonne dizaine de missives de mise en garde. Parfois même, elle profitait de la situation, s'arrangeant pour détourner les arrivages urgents des autres bureaux afin de les amener à celui dudit colleur d'étiquettes : c'était traité plus vite, après tout. En retour, et pour préserver son autorité, elle avait relégué le bonhomme, ses chariots, ses étagères et, surtout, ses étiquettes, dans un bureau loin de tout, histoire d'avoir le temps de sauver le reste le jour où la lampe à pétrole tomberait par accident... Isolé des autres, prostré dans son bureau sans fenêtre, le bibliothécaire collait ainsi, chaque jour, des dizaines, des centaines de rondages - c'était ainsi qu'on nommait les étiquettes rondes qui identifiaient les ouvrages de l'établissement. C'était devenu un combat de chaque instant contre ces petites bulles blanches, qui ne semblaient jamais devoir renoncer et qui s'amoncelaient chaque matin dans ses tiroirs, comme si elles profitaient à chaque fois de la nuit pour reconstituer leurs forces et se reproduire. Mais il ne fallait plus parler de lendemain.
Chaque soir, après avoir épuisé son stock de livres ou d'étiquettes rondes, le bibliothécaire rentrait chez lui dans un omnibus brinquebalant, et il mangeait en silence le plat refroidi que lui avait préparé la concierge. Il se débarbouillait, ôtait ses petites lunettes qu'il déposait sur la table de nuit, et s'endormait bien vite, épuisé, la tête lourde, les yeux pleins de ces petits ronds pâles qu'il collait, inlassablement, tous les jours, à la même place.

III.

Le lendemain, la matinée était bien entamée lorsqu'il se réveilla. Les rideaux de la chambre avaient été tirés et le soleil illuminait la chambre. La concierge était passée, comme à son habitude, mais elle n'avait pas réussi, semblait-il, à le tirer de son sommeil... Le bibliothécaire, dont la vie était bien rangée et les réveils toujours matinaux, ne put s'empêcher de trouver cela étrange, et trouva l'événement de mauvaise augure. Il se leva, s'étira avec lassitude, et cueillit, plié sur sa chaise, un costume d'un noir qui n'en finissait pas de passer. C'est quand il se baissa pour enfiler ses chaussures qu'il la remarqua. Sur le parquet sombre, elle se détachait comme un sourire. C'était une de ses fameuses étiquettes, circulaire et narquoise, qui avait atterri là. Il la regarda avec suspicion, la saisit entre deux doigts et l'examina d'un air réprobateur. Allons... Sans doute était-elle tombée du bureau et s'était-elle collée à sa semelle, alors qu'il quittait le bureau. Contrarié tout de même, il se dirigea vers la fenêtre, l'ouvrit, et laissa le petit rondage s'envoler, libre, vers les ruelles grisâtre du Paris matinal. Première erreur.
Il se rendit à la bibliothèque le cœur soucieux. Là-bas, la même rengaine l'attendait, inexorable, et il n'y avait plus moyen d'y couper. Arrivé à son bureau tendu de rose, loin de tout, il posa un regard las sur les étagères qu'on avait remplies en son absence et reprit ses piles, son pot de colle, son pinceau, ses étiquettes. Il se remit au travail.
Les heures s'égrenaient comme autant de pastilles blanches parsemant le bureau mais, pour la première fois, un grain de poussière s'était glissé dans ses rouages et ses gestes fluides s'arrêtaient, parfois, alors qu'il se laissait distraire par quelque chose. Régulièrement, en effet, son regard se posait ses les étiquettes. Il lui semblait déceler quelque chose de suspect dans leur attitude, peut-être une façon de prendre leurs aises, de s'étaler un peu, qu'il ne leur avait jamais vue... Fier, quoiqu'un peu inquiet, il décida pourtant de ne pas leur montrer le trouble que lui causait leur comportement et il se concentra à retrouver le même geste lisse et chorégraphié qu'il avait toujours eu. Il ne fallait surtout pas qu'elles remarquassent quelque chose ! Il était trop tard, cependant, le ver était dans le fruit. Ce fut là sa deuxième erreur.
Le surlendemain, à son arrivée, il manqua défaillir : il y avait plus de livres que jamais sur les étagères du matin, et la journée promettait d'être longue. Néanmoins, le bibliothécaire ne songea pas à renoncer à sa résolution devenue intenable. Résigné, il poussa un soupir. Instinctivement, son dos se voûtait, prêt à l'épreuve, les gestes reprenaient, inscrits dans le corps comme s'il les pratiquait depuis toujours. Toute la journée et jusque tard dans la nuit, il colla ses rondages, inscrivit ses cotes, suivant un gros registre juché en équilibre sur un petit guéridon à côté de lui, tellement la table se trouvait encombrée d'ouvrages. Il fut même obligé de déroger à ses habitudes, et dut terminer de s'occuper de certains livres presque directement, l'encre bavant à cause de l'humidité de la colle, pour réussir à les ranger dans l'étagère du soir et faire un peu de place. Il n'en voyait pas le bout.
Concentré sur son labeur, le bibliothécaire réfléchissait. Il commençait à comprendre : pour que cela s'arrêtât un jour, il fallait en finir, venir à bout des petites pastilles qui se trouvaient toujours aussi nombreuses, dans ses tiroirs, et qui commençaient à s'inviter, insidieuses, engageantes mais sournoises, dans les rares moments de repos de sa pauvre vie. La guerre avait été déclarée la veille, lorsque l'une d'elles avait osé sortir pour l'attendre, menaçante, à côté de sa chaussure. Il travaillait donc, sans relâche, dans l'espoir d'achever la tâche herculéenne qu'il s'était lui-même attribuée. Il en oublia l'heure, la soif, le sommeil. Les heures passaient et, depuis son bureau où l'on n'entendait ni cloche ni carillon, il laissa passer le soir et oublié les heures de sortie. Ce fut sa troisième erreur.

IV.

Cette nuit-là, le portier passa, faisant tinter ses clés, puis le veilleur, faisant sonner son pas, sans que le bibliothécaire, derrière sa porte et ses murs de livres rondés, ne l'entendît... Ce dernier fut donc, en toute inconscience, enfermé dans la grande bibliothèque. Il travaillait. La foule de livres finit bientôt sur des étagères prêtes à rompre, et ce fut avec soulagement qu'il ferma à double-tour l'armoire du soir avant d'entrouvrir sa porte, la lampe à pétrole presque à sec et prête à s'éteindre. Il sortit dans l'obscurité des couloirs, silhouette noirâtre aux yeux pâles. Le silence alentours répondait à celui de son esprit, apaisé, et il savoura un instant la plénitude du vide : les obligations avaient été remplies, comme chaque jour, et le supplice du lendemain était encore loin... Il soupira. Comme en réponse, un courant d'air provenant d'une lucarne mal fermée dans le couloir, fit trembler la porte. Les étiquettes restantes, oubliées çà et là sur le bureau, parsemées par la fureur de travail du bibliothécaire, n'attendaient évidemment que ce signal. Elles s'envolèrent en nuage, tombèrent comme autant de flocons sur le sol, en un grand éclat de rire. La lampe s'éteignit.
Les jambes du bibliothécaire manquèrent de se dérober sous lui. Réprimant un frisson, il se fraya un chemin à tâtons - encore des couloirs, toujours des couloirs ! - à la lueur des becs de gaz du dehors, qui passait difficilement par les lucarnes sales. Il traversa les magasins de la grande bibliothèque, ses chaussures claquant contre le bois et le fer ; poussa bien des portes, se heurtant parfois aux réserves et aux bureaux, où n'importe qui ne pouvait entrer. Il voulait sortir, manger son repas froid, dormir quelques heures. N'en avait-il pas le droit, après tout ce qu'il avait donné, encore, pour ces étiquettes ingrates... ? Et tandis qu'il errait dans le grand bâtiment vide, oublié du veilleur, les cercles blanchâtres dansaient lentement devant ses yeux. Les visages qu'il devinait, grâce aux lumières de la rue, dans les portraits des galeries, le regardaient de leurs rondages mal collés, et chaque face elle-même semblait une grosse étiquette sans cote qu'on avait collé sur les faux-cols blancs et les jabots. Il ôta ses lunettes, les nettoya des chiures de mouche qui les parsemaient... autant de points blancs qui, à leur tour, se moquaient de lui. Estompés, les tables, les becs de gaz dehors se décollèrent de leurs reliures, et se lancèrent, en silence, dans un ballet flou qui le terrifia. Etouffant un cri, le bibliothécaire chercha à fuir, poussa quelques portes, parvint - ô miracle - jusqu'au grand hall. Il se précipita vers la grand'porte, mais elle était fermée, hélas. Pour la première fois, il songea au veilleur de nuit, qu'il héla... mais pas trace de lui, il devait veiller ailleurs.
Comprenant qu'il était consigné là, le bibliothécaire baissa la tête et se dirigea, fataliste, vers le cabinet des médailles. Il aimait s'y réfugier du temps où il était étudiant. La pièce, petite et demeurée à part de la grande salle de lecture, était plus chaude que le grand hall, avec ses escaliers en marbre et ses statues blanches comme des étiquettes... Il monta quelques marches avec espoir, tentant de garder son calme, et poussa la porte du cabinet retiré. Celle-ci grinça et apparut le cabinet des médailles, endormi, baigné par la froide lueur de la lune. Les pièces et monnaies des vitrines lui sourirent, comme belles étiquettes dorées pour livres de rois. Le bibliothécaire rebroussa chemin, l'esprit égaré.
Quelques heures après le début de sa tournée, le veilleur de nuit trouva un homme d'âge mûr, incroyablement maigre, blotti sur un paillasson devant un bureau. Il avait les yeux grands fermés et tenait ses lunettes à la main, comme s'il craignait de voir quelque chose. Inquiet, le veilleur se pencha vers lui, l'éveilla. C'était un bibliothécaire, qui le regardait d'un air de fantôme. Le veilleur, n'écoutant que son cœur, voulut appeler quelqu'un mais l'homme à lunettes lui assura, en tremblant, qu'il avait seulement froid, qu'il s'était laissé enfermer là, tout absorbé par son travail, et qu'il ne demandait qu'à rentrer se reposer pour reprendre, naturellement, bien sûr, de toute évidence, le travail le lendemain. Le bonhomme ôta sa casquette, sceptique devant l'explication, mais ne se sentant pas de discuter les lubies d'un intellectuel, lui ouvrit une porte dérobée pour le laisser sortir, et reprit sa ronde en haussant les épaules.

Dans la rue, enfin ! Sorti du grand labyrinthe, le bibliothécaire se sentait mieux. Il inspira profondément l'air froid et sec et, resserrant son manteau autour de lui, entreprit de rentrer chez lui à pied puisqu'il n'y avait plus d'omnibus. Lui qui avait tourné comme un rat en cage, enfermé avec ses étiquettes, savourait sa liberté retrouvée. Il leva les yeux vers le ciel, heureux, tranquille.

La lune, ronde, pleine et blanche, semblait un rondage oublié, qui se riait de lui.


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