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[entretien] avec Georges Guillain, autour du Prix des Découvreurs

Par Florence Trocmé

Florence Trocmé : Georges Guillain, vous êtes à l’origine d’un prix centré sur la poésie qui a cette particularité d’être décerné par un jury de lycéens. Pouvez-vous nous parler de ce Prix des Découvreurs, nous en redire la genèse, l’idée qui a présidé à sa conception.  
 
Georges Guillain : 
Chère Florence, oui. Le Prix des Découvreurs aura bientôt 20 ans. Et touche désormais chaque année quelques milliers de lycéens mais aussi de collégiens de troisième, de Dunkerque à Yaoundé ! Plutôt d'ailleurs que d'idée, je préfère parler de sentiment. Tant au départ, ce qui m'aura guidé et dont je n'ai maintenant qu'un souvenir assez vague, devait sûrement être assez différent des raisons qui aujourd'hui m'encouragent à désirer toujours prolonger et surtout élargir de plus en plus l'aventure. Le Prix des Découvreurs a commencé, en 1996, par un courrier que m'aura adressé l'adjoint à la Culture de la Ville de Boulogne-sur-Mer qui me sachant poète me demandait de réfléchir avec lui à la façon de relancer un Prix de Poésie jadis décerné par la ville et tombé, à juste titre, en désuétude. À l'époque professeur de français, j'avais le sentiment que l'enseignement littéraire mais aussi artistique souffrait d'un manque criant de relation avec le contemporain. Avec les artistes, les écrivains vivants. Si bien que chacun était entretenu dans l'idée que l'art, la littérature n'étaient qu'objets de culture, renvoyant nécessairement à des vocabulaires datés. Des formes un peu figées. Coupées des ressources nouvelles d'époque. Ne concernant de ce fait qu'indirectement les questions du présent. Je m'étais donc mis, avec l'entier soutien de mon Proviseur - chose malheureusement assez rare - à ouvrir l'établissement à des peintres, des sculpteurs, des poètes, des romanciers. Et c'est donc assez naturellement que j'ai proposé à la ville de Boulogne de soutenir un Prix dont mes lycéens deviendraient les acteurs. Les choses alors se sont vite enchainées. Le Rectorat de Lille m'a proposé la mission de promouvoir la poésie contemporaine à l'intérieur de l'Académie. Le Printemps des Poètes qui venait également de naître m'a contacté pour me proposer de collaborer à l'extension du Prix à tout le territoire. Puis les services du Ministère m'ont proposé d'inscrire cette opération au Bulletin Officiel de l'Education Nationale au titre des actions culturelles « contribuant aux acquis des élèves en lien avec les programmes d’enseignement ». Si bien que nous sommes assez vite passés d'une petite poignée d'établissements localisés sur la Côte d'Opale à plus d'une cinquantaine, disséminés un peu partout en France et dont certains nous sont fidèles depuis plus d'une dizaine d'années! 
Comme l'a montré, je crois, ce rapide historique, je suis peut-être donc bien l'inventeur du Prix des Découvreurs mais cela ne s'est fait que parce que j'ai eu la chance de pouvoir à chaque étape m'appuyer sur un certain nombre de personnalités institutionnelles ouvertes et agissantes qui m'ont accordé leur confiance et donné les moyens non seulement de lancer cette opération mais aussi de la faire rayonner. Et durer. 
Aujourd'hui, comme je l'écris dans le dossier de présentation du Prix[u1] , cette mobilisation que nous proposons en faveur de la poésie contemporaine est devenue surtout "l’affaire des professeurs de lettres et des professeurs documentalistes eux-mêmes. C’est à eux maintenant qu’appartient de faire en sorte partout que la poésie ne soit plus simplement pour le monde à venir qu’un mot dont on se gargarise à propos d’autre chose[u2]  mais une réalité impliquant une relation essentielle allant, par les livres toujours plus nombreux, toujours plus présents, de la parole à la vie et de la vie à la parole." 
Car je m'obstine à le rappeler à l'occasion de chaque rencontre: chacun à notre place nous sommes, consciemment ou pas, les acteurs de la vie littéraire de notre époque. En faisant lire autour de nous, découvrir, des œuvres presque totalement ignorées des circuits médiatiques, ne représentant qu’une part infime, ridicule, des échanges économiques, nous manifestons notre volonté de ne pas nous voir dicter nos goûts, nos pensées, nos vies par les puissances matérielles qui tendent à régir le plus grand nombre. Et nous contribuons à maintenir vivante une littérature qui autrement manquera cruellement à tous demain.  
Et donc oui. Et cela concerne bien évidemment aussi l'extraordinaire travail réalisé par Poezibao: "de ce que nous pouvons considérer comme un engagement, un combat, pour plus d’intelligence, d’ouverture et de présence vraies, nous pouvons être fiers !" 
 
 
F.T. : j’aimerais que vous évoquiez quelques grands moments de ce prix et quelques-uns de ses lauréats ?  
 
G.G. : 
Difficile d'isoler comme ça quelques moments singuliers. Ou de choisir parmi la petite vingtaine de lauréats. Car ce n'est effectivement pas rien que notre palmarès. Qui se distingue aussi par son éclectisme. On y va de Pascal Commère, le tout premier lauréat, à un poète espagnol traduit pour la première fois en français en passant par le grand auteur algérien Mohammed Dib - qui devait décéder quelques mois plus tard - la luxembourgeoise Anise Koltz et de grandes figures de la poésie hexagonale telles que Valérie Rouzeau, Ludovic Janvier ou Ariane Dreyfus. À propos de Valérie qui fut l'une des toutes premières lauréates bien avant de devenir la vedette qu'elle est aujourd'hui, je me souviens de la façon dont elle était morte d'angoisse à la pensée de se voir remettre son prix dans la grande salle de réception de l'Hôtel de Ville de Boulogne et que si je n'étais pas resté à ses côtés elle se serait sûrement enfuie. Je me souviens aussi très bien d'Eugène Savitzkaya réagissant à la lecture d'un élève de Calais en déclarant publiquement que celle-ci lui avait paru "très fraîche". Puis de ce même élève venant le trouver après sa propre intervention pour lui dire malicieusement qu'il l'avait trouvé  de son côté aussi "très frais".  Cet élève s'appelait Julien Gosselin. Il devait mettre en scène l'un des livres de Houellebecq avec le succès qu'on sait au tout dernier festival d'Avignon! Je n'ai pas oublié non plus cet élève de collège, issu d'une classe réputée difficile, venu dire lors de la remise officielle du Prix, devant ses camarades plus âgés, un poème inspiré par un livre de Maram Al Masri et qui dénonçait la violence exercée par son père à l'encontre de sa mère. Poème au rythme parfait. Et d'une puissance de percussion qui impressionna tout le monde. Ce que je retiens surtout c'est que ces dernières années, nos lauréats auront eu la chance de pouvoir rencontrer une bonne partie des professeurs de l'Académie de Lille participant au Prix, de s'entendre lire par certains de leurs élèves et que, mis ainsi en présence d'une bonne centaine de leurs lecteurs un peu à l'étroit d'ailleurs dans la belle salle de la Bibliothèque Municipale de Boulogne-sur-Mer, ils auront un instant pu oublier le caractère extrêmement confidentiel qu'impose à leur travail la triste incuriosité de notre époque. (pour lire la suite, cliquer sur le lien ci-dessous)

 
 

F.T. : Est-ce que vous pouvez organiser des rencontres des lauréats avec les lycéens ?  
 
G.G.  : Oui, les rencontres sont nombreuses. Chaleureuses. Et souvent très stimulantes. En particulier dans l'Académie de Lille où le Rectorat et sa Commission Lectures/ Ecritures nous fournissent un appui remarquable. En relayant nos actions et en jouant à fond leur rôle de partenaire. Il y a trois ans, cinq Inspecteurs de Lettres étaient présents à notre Journée Découvertes à l'issue de laquelle nous remettons le prix. Bon an, mal an, c'est plusieurs dizaines de rencontres que nous organisons dans cette Académie. Si bien que nous accueillons désormais les auteurs les plus demandés de la sélection en mini-résidence pour leur faire rencontrer sur quelques jours le plus grand nombre possible d'élèves. En limitant les coûts. Mais nous proposons aussi des rencontres hors de l'Académie notamment dans la région de Rennes, par l'intermédiaire de sa Maison de la Poésie avec laquelle nous avons une sorte de partenariat tacite. Ces rencontres sont à mes yeux essentielles. Car elles font très simplement, physiquement, comprendre que la poésie loin d'être d'abord un exercice scolaire et souvent pénible de décodage est en fait d'abord une pratique vivante. Qu'elle est étroitement liée à des formes personnelles de vie. Des formes peut-être au départ singulières mais qui rejoignent celles de tous. En les élargissant au passage d'une compréhension nouvelle. Les poètes sont des hommes, des femmes, avec une vie et une histoire, des origines et des parcours, des caractères, que la rencontre fait un peu découvrir. Ils ont choisi l'écriture pour affirmer leur singularité mais surtout répondre au besoin de parole et aussi de partage que chacun peut facilement reconnaître en soi. Portés par une exigence plus grande, moins soumis sans doute que les autres à la tentation des langages communs ils se sont petit à petit inventé une langue, une parole, des mondes aussi, avec lesquels ils répondent aux pressions, oppressions, de la vie. Sur des modes divers. Mettant ainsi en évidence l'extraordinaire capacité qu'a l'être, à l'intérieur des structures qui lui sont imposées, d'affirmer malgré tout, sa singularité.[u3]  D'imposer son phrasé. De s'inventer un tracé propre. Ou comme le dirait Michaux d'éparpiller au moins ses effluves!  
 
 
F.T. Vous-même allez très souvent à la rencontre des jeunes dans les établissements. Dans un mail tout récent, vous m’écriviez : « ce que je dis assez souvent aux jeunes. Qu'il leur appartient de "nourrir" cet autre en eux qui n'attend que de pouvoir grandir et devenir paradoxalement eux-mêmes. Car leur moi de surface en fait ne leur appartient pas en propre. Voir ce qu'en disent aussi bien Michaux (pour cela extraordinaire) ou Ponge. » Pourriez-vous développer ce point ? 
 
G.G. : Je rencontre aussi, comme poète, régulièrement des classes. Je rappelle souvent d'ailleurs à ce propos qu'à l’origine de ce mot de "rencontre" se trouve l’idée d’un rapprochement imprévu, fortuit impliquant le plus souvent un danger, une menace. Pouvant déboucher sur un combat. Le verbe « rencontrer » est d’abord attesté nous dit le dictionnaire historique d’A. Rey, dans un contexte guerrier. C'est pourquoi je ne conçois surtout pas la rencontre comme un moment de connivence ou de bienveillante démagogie au cours duquel l'intervenant cherche avant tout à plaire. Sans trop mettre de lui. Bien entendu, je ne cherche pas non plus à déplaire. Ni à verser le sang! Mais je me livre effectivement à la rencontre comme à une sorte de combat. En y mettant toute l'énergie dont je dispose. Pour me rendre convaincant. Réveiller les indifférents. Pourfendre, emparouiller - c'est mon côté Don Quichotte - les représentations fausses. Raguer puis roupéter jusqu'à leur drâle, les préventions.  
Je cite parfois les propos d'un célèbre paysagiste, Michel Corajoud qui décrit le paysage comme "l'endroit où le ciel et la terre se touchent", précisant que c'est de cette rencontre singulière des éléments qui composent la terre avec le caractère étranger de cette substance qui constitue le ciel que naît cette "suractivation" qui ranime en chacun "[sa] profondeur irritable". C'est ainsi je crois que me posant face aux élèves comme Sujet différent, un Sujet dans sa langue, je les fais réagir, leur permets de s'élever à leur tour avec moi comme Sujets potentiels, nourrissant le même appétit de se construire à leur tour, un peu plus, un peu mieux, à l'intérieur de leur propre langue.  
Car si le propre d'une éducation nécessaire est de fabriquer du commun en faisant partager au plus grand nombre une même soumission à des règles collectives - ne serait-ce que celles de la grammaire dont Barthes allait justement jusqu'à affirmer qu'elles étaient fascistes ! - , il ne faut non plus oublier qu'une éducation réussie est quand même celle qui, fabriquant ce commun interchangeable, s'inquiète aussi - et ce ne devrait pas être contradictoire - de développer chez les petits sujets reconnaissables entre eux qu'elle produit, les conditions d'une individuation véritable qui passe par la reconnaissance de cette puissance que chacun détient - soyons un peu nietzschéen - de s'inventer sa vie propre. De se créer lui-même. De devenir l'artisan, sinon l'artiste de sa propre vie. 

 

F.T. : Que percevez-vous quand vous êtes en face de ces jeunes dans leur demande (ou leur non-demande) vis-à-vis de ce qu’on appelle la culture ?  
 
G.G. : C'est vrai qu'à entendre certains, il semblerait que le mot "culture" au sens où on l'entend généralement soit devenu un mot grossier. Bourgeois. C'est ce que me disait précisément un jeune du lycée Jules Verne de Cergy, la semaine dernière en voulant sans doute signifier par là que tout ça c'était pas pour lui. Ne le concernait pas. Et c'est vrai que sûrement il existe des cultures de classes, une culture scolaire aussi, qu'on peut ressentir comme barrières. Ou comme quelque chose d'artificiel. Un peu mort. Formel. En tout cas extérieur à soi.  
Ce n'est pourtant pas de cette culture dont j'essaie de parler. Une des premières choses que je fais en arrivant dans une classe c'est de me présenter comme un être humain. Un être humain vivant. Fraternel. D'autant plus vivant qu'il possède une ouverture au monde, une capacité de parole aussi qu'a longuement nourries chez lui toute une curiosité réelle et éprouvée des choses. Et d'abord des plus familières. C'est ainsi que tout en leur parlant avec une grande liberté de ton qui n'exclut surtout pas l'humour, voire la blague un peu potache, j'essaie d'ouvrir leur imagination à la diversité toute arbitraire mais aussi merveilleusement riche des langues et des représentations. Leur apprenant par exemple que si la langue française n'a que 3 mots - d'ailleurs rares - pour désigner les quelques 300 variétés de mousses qui dans toute leur modestie sont bien d'avant les hommes, d'avant les arbres et les fleurs, présentes sur notre terre depuis trois cents millions d'années, les japonais, comme me l'a récemment appris un très beau livre de Véronique Brindeau[u4] , disposent eux, pour cela, de presque autant d'expressions qui les rendent capables de distinguer les subtilités d'un monde que de notre côté nous n'appréhendons que de façon grossière. Ainsi lancés, nous pouvons aussi bien nous mettre à réfléchir à la vitesse de déplacement de la terre dans l'espace, à la nomenclature des nuages de Luke Howard, à l'image de la neige[u5]  que donne Kepler dans le livre d'étrennes offert en janvier 1610 à son ami Matthäus Wacker Von Wackenfels, la comparer à celle qu'en donnait avant lui un évêque d'Upsala, que nous mettre à discuter des manières dont on peut lire, articuler, le premier vers de Zone, de ce à quoi Apollinaire a bien pu comparer son cœur dans la Chanson du Mal Aimé, ou de la façon dont Ludovic Janvier parle du football, de la boxe ou du cyclisme dans son magnifique poème Grand Stade!  
Il est facile alors de remarquer que ces jeunes "incultes" comme on dit un peu vite, sont en fait réceptifs à, voire même avides de, "culture" et de connaissances sitôt qu'ils ont compris le lien qu'on établit entre la culture et la vie. Avec, pour reprendre l'expression d'un livre de Marielle Macé sur lequel j'appuie beaucoup ma réflexion[u6] , notre manière particulière d'être. Les auteurs qui passent ainsi le mieux auprès des jeunes ne sont donc pas les plus gentils ni les plus complaisants. Ce sont surtout ceux qui leur ouvrent les portes les plus inattendues, les plus larges. Et font sens. Ainsi de Jacques Darras dont les interventions l'an passé autour d'Irruption de la Manche[u7] , un livre pourtant pas facile, brassant des pans entiers de notre évolution géologique, s'appuyant sur tout un substrat de connaissances historiques et géographiques ont profondément remué les élèves dans l'exacte mesure où Jacques Darras ne s'est pas contenté de les abreuver de faits mais s'est efforcé de leur faire sentir le lien profond qui rattachait l'ensemble de ces considérations complexes à la compréhension de son histoire personnelle et familiale.  
Ici, un souvenir me revient à l'esprit. Celle d'une jeune fille de secondes du lycée Carnot de Bruay la Buissière qui après avoir entendu Jacques me dit, toute épanouie, radieuse que ce qu'elle avait retenu surtout de son intervention c'était l'envie de devenir un jour comme lui. Et de savoir autant de choses! 
Car si le monde dans lequel nous vivons est trop souvent bien triste, absurde, étouffant, en perte d'oxygène - ce qu'il faut d'abord reconnaître - il est aussi bien merveilleux. Débordant de richesses. Encore faut-il les découvrir. Et pour cela élargir le plus possible l'éventail des curiosités. Se défaire des représentations toutes faites. Des formules apprises. Bref, de ces multiples enfermements dont nous n'avons le plus souvent au départ pas conscience.  
Oui, Florence, il n'est pas impossible de penser que nous sommes aujourd'hui exilés de nous -mêmes du fait des multiples conditionnements, économiques, politiques, idéologiques sans oublier technologiques auxquels nous sommes soumis. N'aurions-nous alors que le choix de le déplorer ou de fuir en direction de mondes imaginaires? Personnellement je pense qu'il appartient à chacun de produire en soi, par l'écriture ou la parole, les conditions d'une respiration nouvelle. Qui nous réaccorderait un peu plus humainement, sereinement et intelligemment, au monde. 
C'est à cette culture-là, ouverte, respirante, à ces allers-retours incessants de la vie à la vie à travers la parole sensible, que nous œuvrons. En nous intéressant d'abord aux plus jeunes. Qui sont les plus menacés. Mais par nature aussi les plus riches d'avenir. Et - il me semble important de le dire aujourd'hui - peut-être que notre action possède potentiellement plus d'efficacité pour ce qui est du vivre ensemble que n'en auront jamais, je pense, les cours et les discours par lesquels on espère pouvoir arrêter les fanatismes aveugles dont nos sociétés déréglées sont menacées. 
 
 
©Poezibao et Georges Guillain 

 

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