Les « psych fest » sont un phénomène récent d’autogestion et d’auto-affirmation d’une culture particulière : le mouvement de la musique psychédélique. C’est dans ce contexte qu’apparaît Stellar Swamp / Brussels Psych Fest, organisé par le groupe belge Moaning Cities avec l’aide de divers collaborateurs (dont Julie De Drée de la salle Atelier 210). Certes, l’inspiration pour mener à bout cette expérience n’est autre que le succès retentissant de l’Austin Psych Fest au Texas, organisé par The Black Angels, qui compte déjà plusieurs éditions. Cette année, l’affiche du festival américain propose des plats forts comme The Jesus and Mary Chain et une reformation historique de 13th Floor Elevators, tandis que des versions antérieures ont accueilli des emblèmes du genre, tel que Os Mutantes ou Silver Apples.
L’Austin Psych Fest a donné un modèle à suivre partout dans le monde à la communauté psychédélique : c’est le cas notamment du Swiss Psych Fest, en territoire helvétique, organisé par l’équipe du club Amalgame à Yverdon et par le groupe Widdershins. À celui-ci s’ajoutent le Liverpool et l’Oslo Psych Fest. Cependant, l’histoire de ces manifestations est longue et en vaut le détour, quoique le nom de « Psych fest » soit ultra-contemporain.
En premier lieu, les manifestations autour de l’esprit (« psyché » veut dire « âme » en grec) remontent à la nuit des temps, en particulier lors de rituels tribaux mélangeant des drogues sacrées et de la musique. En deuxième lieu, en pleine « modernité », il est possible de retrouver des événements comme Woodstock. Ce festival a convoqué une grande partie de la scène psychédélique de la fin des années 1960, un modèle qui a été copié ensuite en Angleterre à Glastonbury : les premières éditions étaient des rassemblements « hippie », avec un public exhibant la plus pure et totale nudité. Le concert de David Bowie en 1971 en est un bon exemple. L’esprit du premier Glasto peut être perçu dans le documentaire tourné par Julien Temple pour la BBC. L’amour libre et la contre-culture y sont à l’ordre du jour.
Pendant la décennie suivante, les années 1980, c’est le tour des premières raves ou « X parties » en Angleterre de prendre la relève quant aux festivals psychédéliques. Ainsi en témoigne Sonic Boom dans ces pages-ci, lors d’une interview au Bourg. Ces fêtes, au début, ne tournent pas autour de la techno, mais de groupes comme Spacemen 3, à côté d’autres manifestations artistiques, comme la danse, le jonglage, etc. En dernier lieu, à la fin des années 1990, ce fut le tour du festival Terrastock de proposer un rassemblement autour du meilleur de la scène psyché underground de l’époque, avec des éditions aux Etats Unis et en Angleterre. Cet événement est organisé par le fanzine spécialisé en psychédélisme « The Ptolemaic Terrascope ». Au rendez-vous : Flying Saucer Attack, Windy and Carl, Silver Apples et Bardo Pond, entre autres musiciens, pour la première édition. Les suivantes comptent avec des artistes comme Roy Montgomery, Loren Mazzacane Connors, Cul de Sac, Azusa Plane, Charalambides, Hood, Tara Jane O’neil, Lightning Bolt, Motorpsycho, Mono (Japan), etc.
Il semblerait donc que la culture psyché se veuille particulièrement associative et que cet esprit de groupe, de mouvement, se soit exprimé au fil du temps à travers diverses manifestations hétéroclites, sans qu’il y ait nécessairement de lien entre elles. L’homme moderne et urbain, déraciné de la nature et de son contact avec le « cosmos », ou la totalité (celui qu’éprouvent les civilisations dites primitives étudiées et revendiquées par Lévi-Strauss), est entré dans une phase de crise profonde, qui se résout soit par l’aliénation de la surconsommation et des médias de masse, soit par une nouvelle quête de spiritualité. Cette dernière rend compte aussi du besoin de rites, quelque chose que notre société contemporaine a perdu, mais qui existe encore dans les cultures tribales et chamaniques. Il n’est pas étonnant donc de constater une hausse du tourisme psychédélique au Pérou, où les voyageurs cherchent à participer à des rituels d’Ayahuasca avec des chamans. Il en est de même au Chili, avec le fameux cactus San Pedro ou au Mexique avec le Peyotl. La psycho-magie d’Alejandro Jodorowsky répond elle aussi à la nécessité de « magie » et de fantaisie du monde actuel.
Le soupir des villes
« Et si on faisait un festival, ici, à Bruxelles ? », semble être la question que Valerian Meunier s’est posée avec ses amis des Moaning Cities, groupe dans lequel il chante et joue de la guitare. Si l’inspiration, tel que Meunier l’a soutenu lors d’entretiens avec la presse locale, reste le Psych Fest des Black Angels à Austin, l’idée est de vivre l’expérience dans leur propre ville, la capitale belge. C’est-à-dire, offrir une manifestation culturelle qui permette la rencontre des musiciens avec leur public, où les deux entités forment une communauté. Celle-ci est la raison pour laquelle le festival s’appelle Stellar Swamp, comme réaffirmation de cette identité unique : le nom fait allusion aux marécages bruxellois avec un sens cosmique et d’élévation. L’accolade de « Brussels Psych Fest » vient seulement en deuxième lieu, tel un nom de famille.
Selon Juliette Meunier (sœur de Valerian, bassiste et chanteuse des Moaning Cities), l’idée du festival est née il y a un an, tandis que le projet a pris forme d’une façon accélérée pendant les six derniers mois. Il fallait trouver les fonds, établir une programmation, sceller l’accord avec les salles et diffuser l’événement : mettre la machine en marche. Le Stellar Swamp présente finalement un menu centré sur l’Europe, ce qui lui donne tout son charme et sa spécificité par rapport à d’autres manifestations de ce genre.
Le premier soir, le rendez-vous est au Magasin 4. Cette grande halle, aux bords de la rivière, n’est pas sans rappeler des clubs helvétiques comme le Rocking Chair ou le Fri-son (des salles avec une capacité pour accueillir 400 ou 500 personnes), mais l’ambiance est différente, à la fois plus animée et plus underground. Le public n’hésite pas à fumer à l’intérieur, d’ailleurs. Un sticker des lausannois de Ventura orne la machine à bières du bar. La soirée commence avec le trio belge Double Veterans qui offrent des mélodies énergiques et en transe, qui oscillent entre des morceaux lents et expansifs (qui font penser un peu à Spacemen 3 ou à un blues très lourd) et des chansons intenses et déchainées, chargées d’électricité, proches du garage et du post punk de groupes comme Weekend.
Par la suite, les organisateurs du festival montent sur scène. Le quatuor Moaning Cities (complété par Tim au sitar et à la guitare, ainsi que Melissa à la batterie) offre une musique envoutante et hypnotique, aux allures orientales. L’aspect « tribal » de leur art est d’autant plus charmant grâce à la percussion intense et au son du sitar, ainsi qu’aux gammes arabesques utilisées. Il s’agit d’un groupe « paritaire », dans le sens où les genres masculin et féminin se trouvent représentés à parts égales, ce qui se ressent au niveau de la sensibilité musicale exposée lors du concert. Les comparaisons plus évidentes avec The Brian Jonestown Massacre ou Black Angels sont dès lors insuffisantes, la magie de Moaning Cities se révélant beaucoup plus spécifique, fruit de leur propre approche, laquelle reluit dans leur premier album PATHWAYS THROUGH THE SAIL. C’est sans doute ce côté « ethnique » qui fait le plus du groupe, intégré au blues, au rock and roll et au space rock, ainsi que leur capacité de créer un état de catharsis qui extasie et enveloppe le public grâce à des passages en transe. Il n’est pas étonnant que Psyché, pour les grecs, se lie avec Eros. L’âme et la force érotique donnent naissance à la volupté, dans ce système allégorique qui est une métaphore parfaite des états ressentis lors du récital du quatuor bruxellois au Stellar Swamp : l’éveil de la conscience, certes, mais également celui des sens (et donc de la sensualité).
Ce show est certes différent de celui offert récemment par les Moaning Cities à Vevey, au Studio 603 (une salle avec une programmation exceptionnelle à découvrir absolument). L’ambiance, lors de cette date faisant partie d’une tournée helvétique (qui a inclus Genève et Zurich), est plus rock et plus directe. La connexion avec la Suisse aboutit à l’invitation des veveysans de Forks au Stellar Swamp, fruit de l’amitié et des sensibilités communes entre les deux groupes. Ces derniers montent sur scène après les Moaning Cities au Magasin 4 pour offrir un concert déchainé, saturé de tension et d’électricité. Le public est ravi et la salle bat son plein. C’est le concert où il y a plus d’assistants ce soir-là et ceux-ci se laissent captivé par l’atmosphère envoutante et explosive de morceaux comme « Ayahuasca » et « La Muerte Peluda », extraits du premier album des Forks – que le groupe est venu défendre à Bruxelles. La rythmique puissante de la batterie (Joël Bovy) et la basse (Pacifique Vuillemin) offre un support solide à la voix explosive de Valérie Ciriolo, ainsi qu’au jeu de guitare de cette dernière et celui de Mehdi Benkler.
Si la section rythmique des Forks est marquée par la masse et la tension, les guitares s’envolent et se dissolvent dans un océan de sons, lors de passages bruitistes qui peuvent rappeler un peu les moments de transe de Sonic Youth. Le groupe suisse privilégie les morceaux longs, autour de dix minutes, pour y imprimer leur propre version du space rock avec des moments de pure inspiration kraut (Can, Neu), grâce à des passages répétitifs et obsédants. Le concert puissant de Forks les couronne comme la révélation de la soirée pour le public belge.
La nuit continue avec les français de Mars Red Sky et leur rock dense et lourd, très chargé de stoner, qui évoque par moments le plus écrasant Kyuss, Dead Meadows, voire même les Melvins ou Motorpsycho. L’atmosphère devient immédiatement plus sombre au son du blues percussif, tout aussi proche du doom metal comme du rock psychédélique des années 1970. La voix est aigue et semble tirée d’un vieux groupe de prog rock. Ensuite, c’est le tour à High Wolf de remplir le Magasin 4 avec ses sons de guitare sous multiples effets et ses rythmes électroniques. L’ambiance est peuplée de drones psyché avec des manipulations rythmiques qui font penser à un Aphex Twin touché par l’indietronica, dans une présentation au plus niveau.
Le premier soir du Stellar Swamp se clôt avec le dj set très dansant de Pomponette, aux sonorités garage et rock. Le public rentre chez lui, le sourire aux lèvres, ravi par le caléidoscope sonore offert par Stellar Swamp. La fête continue backstage avec les musiciens et collaborateurs, jusqu’à l’aube.