Moi qui n’eut jamais d’autre envie que celle de devenir quelqu’un, voilà qu’on m’effaçait à nouveau. Alors que tout le monde aurait dû en parler, plus personne ne me voyait ; ni elle, ni les autres, ni moi-même – bientôt, même les chats passeraient à travers ces espaces vides, auparavant comblés par ma structure, mon corps, une ou deux strophes ou quelques vers au moins.
Je me souhaitai bonne chance bien qu’il fut de mon avis que tout m’allait toujours si bien.
Je n’étais maintenant ni autre, ni absente, ni ectoplasmique, ni mystérieuse. C’est son esprit (creux et maintenant bien éloigné de tout ce qui faisait de moi ce que j’étais) qui avait pris dépossession de tout l’inventaire de mes atouts. J’eus plusieurs décès, parfois en plein milieu d’une phrase, mais celui-ci resta, de loin, le plus douloureux. Et je n’obtins rien de plus qu’à chaque fois : un lent, long, lourd moment rempli de manques, de questions, de trous, d’incertitudes, de nœuds, d’apprivoisements, d’attentes souffrantes comme autant de pages blanches, autant de combats perdus d’avance.
Et comme chaque fois, je me surpris à m’imaginer quelques nouvelles personnalités, quelques nouveaux désirs, quelques plaisirs tout neufs, quelques exploits novateurs. La dernière de ces fois, je devins Kafka, en un instant, mue par le claquement bref mais fracassant d’une porte – on m’écrasa alors comme un insecte. Cette fois-ci, je vis la poêle à frire, et c’en était là assez pour renaître. Pour trois centaines de secondes au plus, je devins Vian. Sans magie pourtant, sans éclat, de manière aussi décevante que mon quotidien si banal d’autrefois.
On songea à me faire papesse, ou pâtissière, ou reine, ou écrevisse (afin de rendre cette nouvelle plus intéressante que tout ce qu’on a pu, depuis jadis, avoir pris la peine d’écrire). On voudrait tant que je vous plaise. On voudrait tellement ne plus me froisser.
Sauf que mille pages ont été jetées, et je ne suis toujours personne. Même si le chat, lui, peut parfois me percevoir, je sais qu’il a toujours fallu de peu pour que je bascule, pour de bon, dans une histoire qui n’aurait jamais dû être la mienne et qui pourtant l’était depuis trop longtemps. On m’efface chaque nuit malgré le fait que je tentai souvent de me créer un caractère si unique, si exceptionnel que j’en devienne fleurie, intemporelle, historique ! J’eus toujours besoin de devenir quelqu’un, et je souhaitai tant, tout à coup, être ce Boris Vian.
Je me lançai à la poursuite de ce rêve qui ne me reconnaissait pourtant pas le moins du monde, s’amusant à me faire tourner dès que j’ouvrais l’œil. Mais autour, les plafonds, les murs et les planchers se mirent quant à eux à rétrécir. Je ne le remarquai qu’une fois tous les paragraphes corrigés – cela réduisit assez aisément à huit cent mots un texte qui en compta d’abord trois mille, sans qu’on eut vraiment à y voir, sans que personne ne revérifia quoi que ce soit… On m’égara ensuite sous l’oreiller, on s’évada pour m’oublier.
Non, je ne gagnai rien à ce qu’on mette aussi un terme à cette nouvelle vie dans laquelle je n’étais pas vraiment Boris Vian. On ne se demanda même pas par où je désertai, je m’éteignis peu à peu, et parvins à cacher des adieux dans le fond d’un tiroir. Puis je fus libraire, puis éboueuse, puis anthropologue.
Ce qui eut constamment pour effet de causer ma perte, c’est que jamais elle ne comprit qu’il lui eut suffit d’être elle-même et de créer du non sens de sa propre manière. Mais toutes ces histoires la fatiguent déjà autant qu’il est possible d’être épuisé, puisqu’il ne lui sera jamais possible de toutes les conclure.
Je vivote et termine mes jours, la plupart du temps, dans la marge d’un carnet, entre les lignes d’un cahier de dessins, sur une serviette de table en papier. On me dérobe souvent de toute mon audace, même si plusieurs des plus belles enfances ont eu cours sur un brouillon.
Elle cherche tant à ce que je sois quelqu’un qu’elle me fera vraiment faire n’importe quoi. Je ne serai jamais qu’une petite voix qui ne muera pas, que la conscience d’un moment presqu’inutile, et je ne m’essoufflerai jamais que pour du vent. Je ne suis rien de plus qu’une narratrice et n’aurai toujours de toute manière que le ton que tu me donneras. J’aime la lecture et j’en ai plus qu’assez de crever à moitié décrite.