Magazine Afrique

Moisson de crâne – Pour ne jamais oublier

Publié le 07 mars 2015 par Joss Doszen

Il y a des livres écrits pour nous empêcher d’oublier. Pour défendre à notre inconscient de refouler l’innommable dans le tréfonds de nos esprits. Ces livres nous défendent d’escamoter le passé fait d’horreur, que l’on serait tenté de ne pas assumer, de rejeter l’idée même que l’humanité, donc nous, ait pu en arriver là. Ces livres là, ces auteurs là sont pourtant les inestimables garanties – rêves utopiques de ma part – que les erreurs du passé ne nous reviendront pas comme un bilboquet. Je suis un rêveur vous dis-je.
En 1998, dix auteurs africains ont revêtu les habits de témoins du monde, d’empêcheurs de dormir tranquille, et sont allés fouler le sol, encore ensanglanté, du Rwanda. Seulement quatre ans après l’une des accumulations de crimes les plus terrifiantes que l’humain ait perpétré. Les dix auteurs se sont rendus sur les terres du génocide rwandais et ont commis, pour la postérité, des textes, des ancres, pour tenter de nous rappeler que notre humanité ne devrait jamais s’égarer dans les flots sanguinolents de la haine et de l’indifférence.
De ces dix auteurs j’ai lu « L’aîné des orphelins » de Tierno Monenembo qui m’avait mis une claque mémorable tellement ce livre est puissant et j’avais été un peu moins transporté par « L’ombre d’Imana » de Véronique Tadjo. En me plongeant dans ce « Moisson de crâne » d’Abdourahman Waberi j’étais donc dans un état particulier ; entre attentes d’une belle rencontre littéraire et appréhension de devoir me replonger dans l’horreur. J’ai eu les deux, et je ne le regrette pas.

Moisson de crâne – Pour ne jamais oublier
Abderrahmane Waberi a divisé son court ouvrage (94 pages) en deux parties : Fictions et Récits. La première partie se focalise sur l’émotion de l’auteur devant l’innommable. Les mots de l’auteur sont puissants, d’une poésie tellement belle qu’on lui en veut de les utiliser pour décrire le meurtre et la barbarie. J’ai lu ces 50 pages avec une émotion permanente qui m’a mis le cœur au bord du gouffre.

« On ramasse les enfants mal nés, on les claquemure dans des cellules sombres. Ils cohabitent avec la mort-aux-rats, la vermine et les pesticides. Ils meurent de pleurésie, d’inanition et de bien d’autres périls innommables. »

Cette première partie décrit l’horreur, les tueries, les exodes. Nous avons l’odeur de la mort dans les narines, les cadavres en putréfaction devant nos yeux, le bruit des boyaux qui pendent nous envahissent les tympans.

« L’instinct de chasseur des chiens s’est réveillé à la vue des flots de sang. Depuis, une seule loi : celle de la meute. Enivrés par les pestilences des cadavres en putréfaction, les molosses s’en donnent à cœur joie. Guetteurs intrépides, les rapaces profitent de la pluie ou d’une accalmie pour tout nettoyer. »

Sur la seconde partie, on a l’impression que l’auteur, après avoir expurgé de son âme toute la rage, le malheur, qu’il ressentait, a repris ses atours de témoins, de mémoire, pour nous faire un récit de ses voyages entre le Rwanda et le Burundi de 1999. Il décrit les vies dans les villes Kigali et de Bujumbura, ces vies qui ne veulent pas se laisser couler par le poids du sang qui a récemment coulé. Abderrahmane décrit la jeunesse, tellement semblable à celle de n’importe quel pays. Il décrit l’ambiance dans ces villes dans des temps de post-génocide. Les liens incassables qu’il existe entre ces deux pays, n’en déplaise aux soubresauts violents de l’histoire. Il nous dit, en journaliste-reporter de la vie, comment les hommes tentent de se reconstruire, de revenir à la vie.
Cependant Abderrahmane Waberi, le reporter, n’est pas naïf. Les stigmates des exactions récentes, il les voit. L’état de siège quasi permanent dans des pays militarisés, il ne les tait pas. Et c’est ce qui nous fait d’autant plus froid dans le dos ; l’impression que les hommes n’ont pas tout à fait retenu les leçons de l’histoire.

« A l’évidence, le Burundi est un pays engagé dans une guerre civile d’usure : le couvre-feu est de rigueur depuis 1993 et l’armée ne tient que la capitale et son entour immédiat. Plusieurs fois déjà depuis sa courte histoire postcoloniale, c’est-à-dire en 1962, 1965, 1972, 1988 ou 1993, pour ne citer que les crises les plus sanglantes, la junte militaire aux mains d’un état-major tutsi radical a procédé à ce qu’on a appelé pudiquement des « génocides sélectifs » qui ont eu pour effet de décimer la société civile et les membres de la classe moyenne d’origine hutue, d’où l’exil massif de centaines de milliers d’habitants… »

Ce livre est un bijou, il se doit de trôner, en première ligne, dans toutes les bibliothèques.
Moisson de crâne – Pour ne jamais oublier


Moisson de crâne

Abdourahman A. WABERI

Edition Lerocher, collection Motif, 2004


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Joss Doszen 1341 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog

Magazines