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Soeurs volées Enquête sur un féminicide au Canada

Publié le 07 mars 2015 par Adtraviata

Soeurs volées Enquête sur un féminicide au Canada

Quatrième de couverture :

« La vulnérabilité appelle la vulnérabilité. La mort est en embuscade. L’aide sociale inadéquate et l’apathie médiatique renforcent cette hyperfragilité. Les femmes autochtones sont surreprésentées dans cette cohorte livide et silencieuse. Fétus de paille, brindilles, flocons de neige, éphémères, invisibles. »

Depuis 1980, près de 1 200 Amérindiennes canadiennes ont été assassinées ou ont disparu dans une indifférence quasi totale. Proportionnellement, ce chiffre officiel et scandaleux équivaut à 55 000 femmes françaises ou 7 000 Québécoises.

Dans ce récit bouleversant écrit au terme d’une longue enquête, Emmanuelle Walter donne chair aux statistiques et raconte l’histoire de deux adolescentes, Maisy Odjick et Shannon Alexander. Originaires de l’ouest du Québec, elles sont portées disparues depuis septembre 2008. De témoignages en portraits, de coupures de presse en documents officiels, la journaliste découvre effarée ces vies fauchées. Sœurs volées apporte la preuve que le Canada est bel et bien le théâtre d’un féminicide.

Avec des textes de Widia Larivière, Laurie Odjick, Connie Greyeyes et Helen Knott.

Emmanuelle Walter est journaliste indépendante. Elle a travaillé pour Libération, Arrêt sur images, Le Nouvel Observateur, ARTE Radio et Terra eco. Elle vit à Montréal depuis plusieurs années.

C’est la gorge serrée que j’ai refermé cet essai de 200 pages environ, où Emmanuelle Walter fait prendre conscience de ce « féminicide » au Canada. Des femmes disparaissent, sont retrouvées assassinées, et ce dans l’indifférence générale ou presque. Le Premier Ministre Stephen Harper, interpellé, botte en touche, ne voyant pas là un ensemble, un problème de société dont les responsables politiques devraient s’inquiéter. Car toutes ces femmes sont des Autochtones, c’est-à-dire des Amérindiennes, des Inuits ou des Métis. Et leurs familles, leurs proches ont l’impression qu’on les traite comme des citoyennes de seconde zone par le fait même qu’elles appartiennent aux Premières Nations du Canada.

Emmanuelle Walter a choisi un angle frappant puisqu’elle s’attache particulièrement au cas de deux adolescentes disparues le 6 septembre 2008, Maisy Odjick et Shannon Alexander. Ces jeunes filles sont emblématiques de toutes les autres femmes : originaires de l’Ouest canadien, elles ont disparu à la limite entre le Québec et l’Ontario, entre Maniwaki et Kitigan Zibi, entre le territoire d’une réserve algonquine et l’Outaouais. Elles étaient en conflit plus ou moins larvé avec leur famille, elles consommaient de la marijuana, mais elles avaient l’intention de poursuivre leurs études et de réussir dans la vie, leur appétit vital ressort bien de l’enquête menée auprès de Laurie Odjick, Bryan Alexander, Lisa et Pamela, les grands-mères, entre autres. Mais les deux services de police chargés de l’enquête (au Québec et en Ontario) ont bâclé leur travail, ils ont négligé ou détruit des indices, ils ont privilégié la thèse de la fugue alors que tout indiquait une disparition inquiétante. Les moyens engagés ont été dérisoires, ce sont les familles, les amis et des associations de défense des femmes qui ont organisé des battues, des rassemblements, des collectes de dons et d’information pour pallier la terrible médiocrité des actions de police. Comme souvent dans les cas de disparitions de femmes autochtones, les autorités ont fait porter aux victimes le poids et la responsabilité du crime : c’étaient des femmes précarisées, portées à la consommation de drogues et d’alcool, souvent prostituées… pourquoi se préoccuper de ce genre de femmes, n’est-ce pas, cela n’en vaut pas la peine.

Emmanuelle Walter donne tour à tour la parole à différentes personnes qui ont suivi l’affaire de près, malgré l’indifférence généralisée : les parents, un policier un peu plus consciencieux que les autres, un ancien stagiaire journaliste qui avait sur son temps libre pour rédiger des articles parce que son rédacteur en chef estimait que parler de ces cas était du temps perdu, une universitaire Maryanne Pearce qui a consacré une longue thèse au sujet (ayant elle-même été victime de violences familiales), des responsables d’associations qui défendent les droits des femmes autochtones ou tout simplement les droits humains. Tous éclairent les faits de leurs témoignages, de leurs observations et nous laissent bouche bée, sidérés devant l’inertie, le manque de soin, la fuite des responsabilités des policiers, des services sociaux, des politiques, que ce soit au niveau du gouvernement fédéral ou des différentes instances régionales du Canada.

L’auteure explique aussi les racines des violences faites aux femmes, des racines liées à l’histoire de la colonisation. Les Amérindiennes des Premières Nations étaient des femmes reconnues, fortes, capables de mener des activités variées telles que la pêche, le travail des peaux, le commerce,  la conduite d’une communauté, la diplomatie, et l’arrivée des colonisateurs a petit à petit changé leur statut en celui de « squaw », femme livrée au plaisir des uns et des autres, diminuée, maltraitée. Les pensionnats imposés par l’autorité anglophone ou francophone ont perturbé profondément et pour longtemps les enfants autochtones arrachés à leurs familles et à leur culture, maltraités par des institutions religieuses, déracinés et entraînés, quand ils rentraient chez eux complètement démunis, aux conduites à risque et au suicide.

« Ainsi elles disparaissent ; ainsi elles meurent. Les filles et femmes autochtones sont des funambules qui avancent sans filet. La violence familiale, la violence dans les communautés, la violence de la rue, la violence sexuelle, la violence raciste, toutes les violences sont susceptibles de s’abattre sur elles et de les faire tomber. » (p. 54)

« Au fil des mois, j’ai découvert l’indifférence des Québécois envers les Autochtones (alors même que la majorité des descendants de Canadiens français a au moins un ancêtre amérindien), qui oscillent entre de la lassitude face aux revendications territoriales et une exaspération face aux difficultés sociales persistantes dans les communautés. La cause st impopulaire, m’a-t-on fait poliment fait savoir ; au mieux, elle fait bâiller. » (p. 170)

Tous ces faits, ces manquements sont racontés de façon vivante, dans une langue fluide, par Emmanuelle Walter qui ne cesse de citer des cas précis au fil des chapitres : les listes de noms s’alignent, donnant une réalité poignante à toutes ces personnes disparues. Elle termine son livre en revenant sur les lieux mêmes de la disparition de Maisy et Shannon, là où un grand panneau rappelle à tous leurs deux beaux visages, dont nous pouvons voir la photo en fin d’ouvrage, ainsi que la Lettre ouverte de Laurie Odjick « à qui de droit » et le discours de Conie Greyeyes sur la colline du Parlement, le 4 octobre 2013.

« Il [le chef Whiteduck de Kitigan Zibi] pense qu’un jour, quelqu’un parlera. Quelqu’un dira ce qu’il sait sur la disparition de Shannon et Maisy. ‘Un jour ; le plus tôt possible.’ «  (p. 175) « Où sont-elles. » (p. 190)

Emmanuelle WALTER, Soeurs volées Enquête sur un féminicide au Canada, Lux Editeur, 2014

Une semaine au Québec avec Marilyne qui vous présente aujourd’hui un autre ouvrage de non-fiction, mais très différent, puisqu’il s’agit d’une anthologie de Jean Désy, Vivre ne suffit pas.

P.S. Cette enquête ne concerne pas que le Québec mais elle est écrite en français et publiée par un éditeur basé à Montréal, je l’inscris donc dans cette semaine au Québec, dans le projet Non-Fiction de Marilyne et je publie ce billet à la veille de la Journée internationale de la Femme, ce n’est pas tout à fait un hasard…


Classé dans:Des Mots au féminin, Non Fiction Tagged: Canada, Emmanuelle Walter, Lux Editeur, Québec, Soeurs volées

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