PASCAL BRUCKNER PHILOSOPHE
"La liberté d’expression ne serait pas un tel enjeu si elle n’était d’abord une blessure : l’allergie que provoque la multitude des comportements et des convictions parmi nos semblables. Que d’autres hommes osent nous contredire, moquer nos opinions, adorer d’autres dieux est a priori insupportable. La fameuse phrase attribuée à tort à Voltaire : «Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites mais je me battrai pour que vous puissiez le dire» est aussi noble que vague : le premier réflexe est toujours de camper sur ses positions, et de tenir la foi et les habitudes d’autrui pour erronées, voire scandaleuses. Il faut une longue éducation au pluralisme pour surmonter cette souffrance et accepter la diversité des croyances et des choix comme la norme d’une société ouverte. La démocratie a ceci d’unique qu’elle ne tue pas ses adversaires : elle admet le conflit des intérêts, la rotation des pouvoirs, la légitimité des désaccords. Elle a même, en Angleterre, transformé l’opposition en devoir.
On peut comprendre l’embarras d’un musulman, d’un juif, d’un chrétien pieux dans un environnement qui ne l’est pas, leur indignation face à des affiches qui blessent la pudeur, des moeurs qui les froissent, une liberté de ton, d’allure, de tenue très loin de leurs dogmes. Pour qui se croit le seul dépositaire du Vrai, ces comportements sont une insulte à Dieu ou au passé. On peut juger le mode de vie occidental contraire à la décence, le critiquer, le moquer, s’en détourner comme d’un péché (c’est d’ailleurs le sens de l’expression : Boko Haram). Tel qu’il existe pourtant dans son imperfection, il semble préférable à ce qui se faisait jadis. Nous n’allons pas reléguer les femmes au foyer, couvrir leur tête, rallonger leurs jupes, embastiller les homosexuels, interdire l’alcool, limiter la liberté d’expression, bannir les caricatures religieuses, censurer le cinéma, le théâtre, la littérature, codifier la tolérance pour ne pas blesser les humeurs sourcilleuses de quelques dévots. Nous n’allons pas redescendre la route de l’Histoire à l’envers pour plaire aux obscurantistes et à leurs alliés «progressistes». Et si vraiment un spectacle, un film, un dessin froissent la susceptibilité d’un groupe ou d’une minorité, il est toujours possible de recourir aux protestations publiques, voire au procès. Mieux vaut porter plainte, exiger dommages et intérêts que poignarder ou revolveriser l’apostat ou l’infidèle. Si Dieu est omnipotent et miséricordieux, on ne voit pas en quoi les graffitis d’un mortel, les cheveux découverts d’une femme ou les réflexions d’un plumitif pourraient l’offenser en quoi que ce soit.
Nous autres, Européens, sommes évidemment pusillanimes et décadents, pathétiques dans nos aspirations et pitoyables dans nos plaisirs, déchirés entre nos velléités d’émancipation et notre nostalgie du passé. Au moins, avons-nous construit une civilisation unique dans l’histoire, enviée par beaucoup, fondée sur la prospérité et la paix, combinant le respect des personnes et la variété de leurs aspirations. En quoi la haine de l’Occident est toujours la haine du droit et de la liberté, ce que savent les despotes du monde entier de Poutine à Ali Khamenei sans oublier le calife autoproclamé Al-Baghdadi. Accueillir l’Occident, c’est entrebâiller la porte derrière laquelle rôdent l’audace et le chaos, la contestation des abus déguisés en lois éternelles, des inégalités fondées en nature. Il impose à chaque société des tâches insurmontables, s’affranchir de la tradition, sortir du cocon rassurant de la coutume pour inventer de nouvelles manières d’être. On le déteste non pour ses fautes réelles mais pour sa tentative de les corriger, parce que l’un des tout premiers, il a tenté de s’affranchir de sa barbarie, s’est libéré de l’absolutisme monarchique et religieux, invitant le reste du monde à le suivre. Il a brisé le cercle de connivence des violents, c’est cela qu’on ne lui pardonne pas, au-delà de ses péchés historiques, le colonialisme et l’impérialisme dont lui seul porte la malédiction alors que d’autres cultures (l’Empire ottoman, les Arabes en Espagne) l’ont également pratiqué sans faire amende honorable. A cet égard, le vrai moteur de l’intégrisme, c’est moins le respect sourcilleux des Ecritures, la majorité des jihadistes sont des analphabètes coraniques, que la terreur d’un mode d’existence fondé sur l’autonomie individuelle, l’innovation perpétuelle, la remise en cause de l’autorité, le droit de discuter les vérités admises. Les progrès de la liberté vont de pair avec les progrès de la haine de la liberté, et surtout de l’émancipation des femmes, mutation symbolique fondamentale.
(...)
L’islam a toute sa place en Europe, il a droit à cet égard à la liberté de culte, à des lieux de prière décents et au respect : à condition qu’il respecte lui-même les règles républicaines et laïques, ne réclame pas un statut extraterritorial, dérogation de piscine et de gymnastique pour les femmes, enseignement à part, sécession spirituelle, faveurs et privilèges divers. Il ne s’agit pas d’islamiser l’Europe mais d’européaniser l’islam : en faire une religion parmi d’autres, dotée des mêmes droits et devoirs, et qui pourrait éventuellement rayonner ensuite sur le reste du monde musulman. Pour cette tâche de longue haleine, il faut commencer par ne pas capituler, ne pas renier le coeur de notre héritage : l’esprit d’examen, l’égalité des sexes, la discrétion religieuse, le respect des droits et des libertés individuelles. Ces principes-là ne sont tout simplement pas négociables."
Pascal BRUCKNER Philosophe