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Kahla, la ville ou les neonazis sont rois

Publié le 09 mars 2015 par Aelezig

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Article de Marie-Claire - février 2015

A 260 km de Berlin, il existe une bourgade où il ne fait pas bon vivre si on est étranger, homosexuel(le) ou pro-avortement. Dans cette "zone nationale libérée", les néonazis du NPD ne défilent plus avec des croix gammées mais imposent toujours une idée de l'Allemagne terrifiante qu'ils comptent bien diffuser. Si la maire s'en accommode, des femmes, heureusement, résistent.

Kahla, ville d'ex-Allemagne de l'Est comptant à peine plus de 7000 âmes, cité au charme bucolique, célèbre pour sa porcelaine délicate... et ses néonazis qui le sont nettement moins. En avril dernier, ceux-ci ont fait une entrée remarquée sur la scène politique locale, raflant, sous l'étiquette du Parti National Démocrate d'Allemagne (NPD), deux sièges sur les vingt que compte le conseil municipal. Un pied dans l'hôtel de ville, c'est la dernière touche de la stratégie patiemment tissée depuis quelques années afin de faire de Kahla une "zone nationale libérée". Comprendre : un espace nettoyé de toute présence étrangère et de toute résistance idéologique, où défenseurs de la race germanique et nostalgiques du IIIe Reich imposent comme une nouvelle norme leurs vues extrémistes.

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Dans ce sanctuaire du racisme ordinaire, commune rurale de l'ancienne République Démocratique Allemagne (RDA) où les immigrés représentent pourtant moins de 1 % de la population, un slogan du NPD résume la pensée générale : "Donne ton argent à ta grand-mère plutôt qu'aux Roms." Ce parti d'extrême-droite allemand, avec lequel même Marine Le Pen hésite à se montrer publiquement, ne s'embarrase pas de politiquement correct. Sur certaines affiches de campagne, sous la photo d'une moto pétaradante, cette allusion à peine voilée à la Shoah : "Mettez les gaz !" "L'idéologie n'a pas changé depuis les années 30, que ce soit envers les étrangers ou les femmes, confirme Ellen Ersen, sociologue allemande spécialiste des mouvements d'extrême droite. Regardez, par exemple, la proposition du NPD de verser un salaire aux femmes au foyer, mères d'enfants de sang allemand : on est dans la droite ligne du programme nazi "Kinder, Küche, Kirche" ! ("Les enfants, la cuisine, l'église")". Dans les rues de Kahla, les nostalgiques du IIIe Reich ne se cachent pas.

Looks sages et messages codés

"On ne va pas se flageller pendant des générations. Il y a eu des abus, mais l'immigration et le lobby juif constituent une grande menace pour notre pays", lâche Sebastian Richter, à la terrasse d'un restaurant. Ce comptable au sourire débonnaire, tiré à quatre épingles, est le digne représentant de cette nouvelle génération de nazillons bon teint qui, depuis le début des années 2000, a délaissé bottes, culturisme et crâne rasé au profit d'une allure nettement plus conformiste. "Les néonazis d'aujourd'hui cherchent à se fondre dans la masse. Ils ressemblent à n'importe quel étudiant bien sous tous rapports, mais ils sont aussi dangereux que leurs aînés" analyse Ulli Jeutsch, du collectif antifasciste Apabiz. A Kahla, cette stratégie fondée sur un savant dosage de discrétion et de dédiabolisation fonctionne à plein. Aucun défilé de skinheads dans les rues ni de croix gammées taguées sur les murs. C'est lorsqu'on s'attarde sur quelques détails que la ville livre ses bruns secrets. Il y a, par exemple, un nombre anormalement élevé de voitures immatriculées avec un double 8 - qui correspond à la lettre H et renvoi au salut nazi : "Heil Hitler". Puis, surtout, il y a cette grande bâtisse appelée Burg 19, décrépie, qui se dresse en face de l'église. En 2011, elle a été achetée lors d'une vente aux enchères, par de mystérieux acquéreurs. 600 m2 habitables, transformés en immeuble communautaire néonazi, où grenouillent élus du NPD, membres de confréries étudiantes d'extrême droite et activistes fichés pour violence. Interrogée sur cette forteresse nazie avec pignon sur rue, Claudia Niessen-Roth, maire de la ville, botte en touche : "Ce n'est pas mon rôle mais celui de la police de savoir ce qu'ils bricolent là-dedans." Sans étiquette mais avec un ancrage à gauche, la maire, qui a été élue grâce à un jeu d'alliances et de reports de voix, se montre avant tout soucieuse de restaurer l'image écornée de sa municipalité : "J'en ai marre que les médias décrivent ma ville comme un nid de fachos. C'est vrai que le NPD a beaucoup de partisans ici, mais il faut bien travailler avec eux." Si la maire fait preuve de realpolitik, d'autres élus s'inquiètent de cette cohabitation tranquille. Parmi lesquels de nombreuses femmes, comme Katharina Köning, élue parlementaire pour le partie Die Linke (La Gauche), qui se bat à la fois contre le racisme ambiant et la vision rétrograde de la femme prêchée par ces fasciste du XXIe siècle : "On n'y voit plus les néonazis comme une menace pour la démocratie, mais comme des partenaires politiques et de sympathiques voisins qui oeuvrent pour le bien de la communauté. Personne ne s'offusque, par exemple, qu'ils militent pour que les femmes restent au foyer et allaitent pendant deux ans afin de faire de "bons Allemands" en bonne santé ! Ils préparent l'avenir bien à l'abri..."

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Jusqu'à l'an dernier, l'immeuble servait de siège à une maison d'édition spécialisée dans les ouvrages négationnistes et la réimpression - interdite outre-Rhin - de Mein Kampf... Dans la région, on raconte que cette "maison brune" est dotée de souterrains secrets, qu'elle abrite des conférences avec d'anciens nazis et des concerts de "black metal national-socialiste" ; que ses occupants y préparent activement la résurgence du IIIe Reich. Certains y vivraient avec leurs compagnes qui, sans prendre part à la vie politique du château, en assureraient la logistique. "Les femmes représentent moins de 20 % du mouvement néonazi, car elles peinent à s'affranchir du rôle de génitrice et de maîtresse de maison pour être considérées comme des militantes à part entière", analyse la sociologue Ellen Ersen.

Impossible d'en pousser la porte pour démêler le vrai du fantasme. Ses habitants opposent une fin de non-recevoir à toute demande d'interview. Rattrapé à la sortie de l'immeuble, un jeune homme à la mèche bien peignée consent à parler de "colocation politique et bon marché, entre personnes aux mêmes idées". Hendrik Radtke, 29 ans, est un des jeunes élus du NPD au niveau cantonal. Il siège au côté de David Buresch, 23 ans, extrémiste au look et au passé inhabituels pour un élu. Condamné pour coups et blessures, soupçonné d'avoir fomenté une attaque à l'explosif contre un bus de militants de gauche, Buresch plaide l'erreur de jeunesse sans rien renier de sa lutte contre "la mort du peuple allemand". Une obsession qui lui tient lieu de programme : "Imaginez que quelqu'un s'installe chez vous, que rapidement il y invite des amis ; des flots d'invités débarquent tous les jours, s'incrustent, décrochent la croix catholique de votre salon, et finissent par vous dire ce que vous devez manger. Voilà, vous n'êtes plus chez vous."

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Cet épouvantail de l'immigration a trouvé un terreau propice à l'Est, où l'effondrement du régime, en 1989, a laissé un vide social et identitaire, comblé par les thèses ultranationalistes. "Il n'y a pas eu de Mai 68 en ex-RDA, pas de mouvements alternatifs pour des combats ciblés, comme la défense de la démocratie ou des droits des femmes, par exemple.  Dans les campagnes, où la situation économique est plus difficile et où les partis politiques classiques ont moins d'assise, les mouvements néonazis ont les coudées franches" analyse Peter Schulz, jeune sociologue qui a soutenu une thèse sur l'enracinement de l'extrême droite en Thuringe, la région où se trouve Kahla.

"Tueur des kebabs" et autres agresseurs xénophobes

Dans ce Land situé au sud-ouest de Berlin, les agressions xénophobes ont doublé en cinq ans et se concentrent, depuis le 11 septembre, contre la communauté musulmane. Plusieurs mosquées ont flambé lors d'attentats criminels ces derniers mois, et de violentes manifestations anti-islam agitent régulièrement le pays.

"Ce qui a également augmenté de façon significative, c'est la peur chez les gens. Le procès actuel des "tueurs des kebabs" a prouvé que les néonazis peuvent passer à l'acte" note Christina Büttner, de l'association Ezra, cellule de soutien aux victimes d'actes racistes. Ce procès de membres d'un groupuscule d'extrême droite, dont une femme, a révélé au grand jour une série d'assassinats perpétrés pendant une dizaine d'années contre des propriétaires de restaurants turcs. Encore moins qu'ailleurs, il ne fait pas bon être vendeur de kebabs à Kahla. Installé depuis quinze ans sur la place principale, Ali tente de se faire tout petit. Buresch et ses acolytes n'aiment guère manger "étranger" et les clients ne se bousculent pas au portillon. D'abord fébrile derrière son comptoir, ce marchand de sandwichs kurde, dont les enfants sont nés et ont grandi en Allemagne, finti par se détendre pour livrer un triste témoignage : "Je ne conseille à aucun étranger de venir s'installer ici. Il est impossible de s'intégrer, on me dévisage dès que j'enter dans un magasin ou un café. Je me suis plusieurs fois fait tabasser. Je connais mes agresseurs et j'ai porté plainte à la police, mais il ne s'est rien passé. Alors je me contente d'éviter de croiser leur chemin."

Le courage des résistantes

Bien qu'Allemande "de souche", la militante de gauche Heike Döbler fait également régulièrement les frais de son opposition farouche aux nazillons de Kahla. Elle reçoit autour de gâteaux crémeux et de banderoles antifascistes, qu'elle s'échine à poser dans les rues de la ville. La vitrine de son association Zivilcourage Initiative Kahla a été plusieurs fois vandalisée, Heike est chaque jour insultée et menacée. "Mais ce qui me fait le plus peur, c'est que je sais que si on me tabasse en pleine rue, les gens détourneront les yeux", souffle-t-elle, l'air inquiet.

A peine une dizaine d'habitants ose encore se mobiliser et organiser des évenements antifascistes. De moins en moins de voix dissonantes s'élèvent contre ce conte de fées pour nazis qui s'écrit sans bruit. Un royaume où tous les habitants seraient Allemands, où tous les hommes seraient virils et hétérosexuels, où toutes les femmes perpétueraient la race à une cadence soutenue et quitteraient leur emploi pour élever les générations futures dans le respect de la culture et de la tradition germaniques. Un monde "merveilleux" où il n'y aurait aucune contamination extérieure, aucune trace de culture étrangère, pas une once de mixité. Un conte de fées qui, dans le contexte politique européen actuel, ressemble de moins en moins à une fable : en mai dernier, le NPD a décroché, pour la première fois depuis sa fondation, en 1964, un siège de député au Parlement de Strasbourg.


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