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Les balbutiements chroniques de Sophie Torris…

Publié le 12 mars 2015 par Chatquilouche @chatquilouche

Cher Chat,

Elle était ma tour jumelle.  Elle avait le mal d’altitude, mais plus aucune attraction

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terrestre.  Je suis restée debout, pas elle.

Elle était ma tour de Babel.  Elle parlait toutes mes langues, mais moi, je ne la comprenais plus.

Elle disait qu’elle avait fait le tour de ses horizons et que tous ses soleils étaient couchants.  Je m’étais alors postée au guet de sa tour d’ivoire, mais elle m’a joué un tour pendable.

Mon amie, ma sœur kamikaze s’est envolée il y a 10 ans.  Un aller sans retour.  Triste anniversaire d’un attentat suicide.

Au nom de sa compagnie, je voudrais aujourd’hui affréter un long courrier et voyager un moment vent arrière.  Je vous invite, le Chat, à vous pencher au hublot de son souvenir.  Merci de rester assis, là, jusqu’à l’arrêt complet de ce rappel.

Nous avons appris à voler de nos propres ailes, ensemble, du tarmac de l’école secondaire.  Hôtesses de l’ère adolescente, on croyait au 7e ciel, prêtes à accueillir toutes les destinations avec, pour seuls bagages, l’insouciance de nos 16 ans et le goût de la turbulence.  Baptêmes de l’errance enfin !  J’étais son copilote parce que de nous deux, c’était surtout elle qui ne manquait pas d’air !  Pas de plan de vol et rien à déclarer.

Enfin, c’est ce que je pensais.  Mes radars n’ont rien repéré au début.  Le mal venait de la soute, du plus profond de son âme.  Elle y cachait ses excédents de bagages.  Moi, toute au plaisir de nos escales, je ne pensais qu’à vivre l’heure locale.  Certes, j’ai bien remarqué qu’elle s’asseyait toujours côté couloir, mais en cas de dépressurisation, elle portait un masque et dissimulait ainsi les valises qu’elle avait sous les yeux.  Elle préférait braver ses mauvais temps plutôt que de rester clouée au sol.  Elle se foutait des consignes de sécurité.  Elle me disait que j’étais son témoin lumineux.

Et puis un jour, j’ai quitté notre bimoteur pour une ligne régulière.  J’ai rejoint Air Canada, à des milliers de vols d’oiseaux d’elle, ma p’tite famille en orbite sur un autre fuseau horaire.  Elle, elle s’est abîmée en mère, cumulant des fécondations in vitro, mais jamais rien dans le cockpit.  Une grosse bedaine, c’est le seul gilet de sauvetage qui l’aurait peut-être empêchée de se noyer.

Ma tour jumelle est partie en vrille.  Disparue des écrans radars.  On n’a jamais retrouvé sa boîte noire.

La mort, ce sont ceux qui restent qui doivent la gérer.  Tout seuls.  Et quand elle est si violente, on n’a pas le temps de boucler sa ceinture.  On se la prend de plein fouet.

La culpabilité, d’abord, se met sur le pilotage automatique.  N’aurais-je pas pu être le tour de manivelle qui lui aurait fait faire demi-tour ?  Moi, qui étais son témoin lumineux, pourquoi l’ai-je laissée voler sans visibilité ?

Ma tour jumelle m’a damé le pion.  Pensait-elle gagner ainsi son paradis, en préférant la mort à mon amitié ?  Cette blessure d’amour-propre est longue à cicatriser.  J’ai été abandonnée.  Vous aussi peut-être, mon Chat ?

Alors, survivants d’une telle catastrophe aérienne, devant composer avec la peine, la colère, la culpabilité, n’élabore-t-on pas tout un tas de théories pour supporter la réalité, pour trouver une explication qui blesse le moins possible ?

On invoque alors le geste irrationnel, une détresse tellement intense qu’elle fait perdre tous les repères.  La soute qui s’ouvre tout grand sur la carlingue, le manque d’oxygène insoutenable.  Une telle panique à bord qu’on ne peut qu’en perdre la tour de contrôle.  Certes, la maladie mentale, le fanatisme peuvent annihiler le jugement, mais, je ne pense pas, le Chat, que la dépression occulte le raisonnement quand il s’agit de choisir de mourir.

Ma tour jumelle a fait le tour des possibilités.  Le moment, l’endroit, la manière.  Et c’est délibérément qu’elle a sauté dans le vide, sans parachute, qu’elle a quitté les membres de son équipage.  Elle a choisi de lâcher prise.

Certains y voient un tour de force.  Ne glorifions pas le suicide, s’il vous plaît.  Ma tour d’abandon n’avait plus le courage de chercher une issue.

Elle a cherché cependant à changer de cap.  Elle avait la chance d’être entourée ma tour.  On a volé à son secours quand certains restent isolés, sans personnel à bord, en proie au vertige d’une haute voltige.  C’est dans ces cas-ci, surtout, que le suicide est inadmissible, quand on se prive de tours d’essai parce qu’on ne sait pas où ni comment chercher de l’aide*.

On l’a aidée à trouver des passerelles, à décrypter son tableau de bord pour tenter de trouver une altitude de croisière, à changer son train pour des atterrissages plus en douceur.  Elle a ainsi retardé bien des vols suicidaires.  Elle a même cédé à l’attraction céleste, épousé la religion, mais elle disait que Dieu ne l’aimait pas.  A-t-elle cru qu’elle deviendrait monarque en ciel en sautant dans le vide ?  Certains croient que la mort est un recommencement, un tour de passe-passe, alors que tout peut recommencer sur la terre.

Je ne veux surtout pas promouvoir le suicide, mais peut-on le comprendre parfois ?  Car après tout, qui suis-je, moi, bien vivante sur mon vol de première classe, où presque tout concorde, pour parler à la place de ceux qui sont partis ?  Les absents auraient-ils toujours tort ?

On aide bien à décoller ceux qui sont à l’extrémité de la piste de leur vie, ceux dont la santé physique décline, ceux que leur propre déchéance physique panique, ceux qui ne veulent pas être une charge pour ceux qu’ils aiment.  Ces suicides assistés sont-ils des actes de lâcheté, d’orgueil ou de respect de soi ?  La loi Léonetti qui tente, entre autres, de s’opposer à l’acharnement thérapeutique, pose le délicat problème de déterminer un seuil de tolérance et se heurte évidemment à l’impossibilité d’avoir une position dogmatique qui couvrirait toutes les situations.

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La douleur psychologique peut être aussi intense que la souffrance physique.  Quand quelqu’un, qui a eu accès à toutes les ressources sans succès, décide de partir, faut-il alors le condamner ?

J’ai 10 ans de miles de plus au compteur qu’elle aujourd’hui.  Elle me manque, ma tour jumelle.  J’aurais pu l’occulter pour soigner ma peine.  Je préfère ouvrir régulièrement le compartiment de ses bagages en prenant bien garde à la chute de tous ces objets qui nous appartenaient.  Je les attrape en plein vol et je lui vole ainsi tout un tas de baisers posthumes.

Sophie

* Si vous avez besoin d’aide, ne ratez surtout pas cet avion-là : 1 866 APPELLE

 Notice biographique

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Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept  ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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