Magazine Cinéma

Entretien avec Richard Copans

Par Mickabenda @judaicine
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Alors que son film Un amour sort cette semaine sur les écrans Richard Copans revient sur les motivations de son film.

Comment est né le projet du film ?

En 2003, j’ai réalisé un premier long métrage, Racines, dans lequel je partais à la recherche des origines de mon père, américain, fils d’immigré juif lituanien et de ma mère, brouillée avec sa propre famille à Soissons. On peut dire que ça a été le point de départ de mon « roman familial ».
À la suite de ce film, France Culture m’a contacté pour faire un documentaire radiophonique. J’ai proposé un scénario sur le rôle de mon père, lors du débarquement américain en Normandie, du jazz, et de la diffusion en France de la culture américaine (Sim Copans a animé une émission de jazz à la radio pendant trente ans et créé le Festival de jazz de Souillac, ndlj).Je voulais utiliser les lettres d’amour que mon père avait écrites en juin/juillet 1944. Ma mère n’a pas voulu que je les utilise. Elle les trouvait trop intimes. J’ai abandonné le projet. Quand ma mère est morte en 2006, l’envie de raconter leur histoire est revenue. Une manière de faire le deuil sans doute. L’envie de désobéir et d’utiliser les lettres. Mais le plus fort c’était ce désir de raconter une histoire d’amour, intime, presque banale, dans la Grande Histoire.
Le film montre comment leur liaison va se construire, se défaire et se renforcer au contact d’événements historiques – la guerre d’Espagne, la Seconde Guerre mondiale, la lutte contre le nazisme, etc. – pour former une épopée à la fois politique et intime. Leur amour se renforce dans leurs choix politiques et leur engagement.

Un amour exhume la correspondance amoureuse de vos parents. Qu’avez-vous ressenti en lisant ces lettres tendres et  parfois érotiques ?

Une partie des lettres étaient déjà « publiques ».Utilisées par le Festival de jazz de Souillac, ou publiées par l’association des américanistes dans un hommage à mon père paru en 2000. Mais le versant amoureux, intime, sensuel était gommé. Quand je les ai relues, cela m’a bouleversé. Une belle langue, un amour puissant. Mes parents nous ont toujours, à mon frère et à moi, parlé de leur romance, devenue familière : la jeunesse de ma mère à Soissons, son emploi à la librairie Gallimard, la traversée paternelle de New York à Paris grâce à l’obtention d’une bourse universitaire, leur coup de foudre en mai 1939 à Chartres, via un organisme rattaché au Front populaire… La légende familiale était cristallisée dans une continuité de scènes et de choix.

Vous brossez le portrait d’une époque : le militantisme de gauche, les manifs anti-Franco, une jeunesse politisée, la  guerre…

Je voulais filmer l’engagement. Mon père était un sympathisant communiste, militant d’extrême gauche. Ma mère avait  gardé une rage contre son milieu d’origine, qui lui avait interdit d’étudier. Elle était sans doute une sympathisante du PCF, votant religieusement pour le PCF jusqu’à sa mort, tout en regrettant pudiquement des « erreurs ». Elle avait été investie dans les associations d’éducation populaire nées du Front Populaire. Mes parents ont été les parrains de deux enfants réfugiés espagnols. Leur engagement contre le fascisme franquiste était indissociable de leur amour. Ils le revendiquaient. En un sens, je peux dire que je suis un enfant de la guerre d’Espagne !

Votre père était-il un agent double ?

Quand, au début du tournage, je lance une recherche dans les archives du FBI, je suis convaincu qu’il y a un dossier de surveillance sur mon père. En tant que militant communiste, c’est sûr que mon père était fiché avant la guerre par l’organisme qui avait précédé le FBI. Il avait aussi raconté ses engueulades avec des agents de McCarthy  à l’ambassade américaine en 1953. Mais le FBI a répondu qu’il n’y avait rien dans son dossier. J’étais déçu: un des fils du scénario s’effondrait. Et puis je me suis souvenu de ces dîners avec un attaché d’ambassade soviétique au début des années 60. C’est un peu léger comme indice… Ce qui est sûr c’est que, pendant la guerre, il a fait partie des services psychologiques de l’OSS, l’ancêtre de la CIA. Les États-Unis avaient besoin d’agents en France pour faire accepter la présence de l’armée américaine. Les Américains étaient certes les libérateurs, mais non sans dommages: il y a eu des bombardements, des fermes détruites, beaucoup de morts. Il était le communicant sympathique de l’armée  américaine. Parlant français.

Un amour entremêle plusieurs formes: film d’archives, enquête au présent, voyage initiatique, ainsi que des passages entièrement fictionnés… Comment êtes-vous arrivé à cette construction ?

J’ai d’abord écrit une trame purement documentaire. Celle-ci consistait à partir sur les traces de mes parents en revisitant les lieux où ils étaient allés, en rencontrant des personnes réelles d’aujourd’hui, et en ponctuant ce trajet d’archives familiales. J’avais toute la matière documentaire nécessaire, mais une dimension manquait au film, un élément plus cohérent, une ligne dramatique solide. C’est alors que Serge Lalou, mon ami et associé, m’a suggéré de faire appel à un écrivain pour écrire le récit de cet amour. J’ai mis du temps à arriver à Marie Nimier. Je lui ai remis une première mouture pointant des repères chronologiques, quelques documents, en la laissant libre d’écrire ce qu’elle voulait. Quelques semaines plus tard, Marie m’a envoyé un texte qui m’a complètement tétanisé: ce n’était plus mes parents ! Simon et Lucienne étaient devenus les héros d’une nouvelle romanesque, d’un récit fictionnel.

Que vous a apporté cette collaboration avec la romancière Marie Nimier ?

La raison d’être du texte, c’était d’abord de mettre des mots sur la sensualité, la tendresse, la maladresse, le désir.
Les photos, les témoins, c’est bien, mais pour raconter une histoire d’amour, il faut mettre des mots sur les corps. Marie Nimier a permis de mettre à égalité fiction, faits réels et légende familiale. Son regard extérieur a offert une échappatoire à l’injonction biographique. Je ne souhaitais pas dire la vérité, mais « ma » vérité sur un pan de ce roman familial. J’ai été si convaincu par son travail que j’ai eu, à un moment, la tentation de transformer la  totalité du film en fiction. J’ai même contacté Jeanne Moreau qui, fort heureusement, m’a magnifiquement envoyé balader ! Je suis donc revenu au projet de départ d’une forme impure – mélange de vérités documentaires et  d’un récit imaginaire, basé sur des anecdotes plus ou moins bien transmises, de fantasmes et des interprétations.

Et le travail avec Dominique Blanc qui prête sa voix au film ?

Ce choix s’est imposé tout de suite. C’est une grande actrice dont je connaissais le travail au théâtre et au cinéma. J’avais été bouleversé par son interprétation de La Douleurde Marguerite Duras, mis en scène par Patrice Chéreau. C’était bouleversant, puissant, très juste. J’aimais que sa voix, me semble-t-il, n’ait pas d’âge. Elle a aimé la proposition et le texte que Marie Nimier avait écrit pour qu’il soit dit à voix haute, pas seulement lu.

Le film traverse de nombreux lieux, de Paris à la Dordogne, en passant par Chartres, Le Havre, les États-Unis… Combien de temps a duré le tournage ?

J’ai mis plus d’un an à tourner ces images. Par petites séquences. Une par une, incapable d’affronter un travail en continu. Un jour à Chartres. Quatre jours en Normandie. Une toute petite équipe. Un plan de travail dicté par des lieux. C’était une des manières de lire l’histoire de Lucienne et Simon. Des lieux qui marquent des étapes : une librairie, un bateau, la Bibliothèque Nationale, une chambre de bonne, etc. Une géographie. Des lieux que j’ai envie de filmer, des lieux qui incarnent chaque  moment. Je filme moi-même, c’est mon premier métier, un désir d’image toujours aussi grand. Pas de lumière. Affronter chaque situation le plus directement possible. Le moins de technique possible. Il faut à la fois rencontrer une personne, parler avec elle, lui donner confiance, lui donner envie de donner son image, la mettre en scène et la filmer, gérer la lumière, le décor et la présence, sans parler de la batterie, du point et du diaphragme. Au son, une personne: mon  fils aîné, qui est ingénieur du son. Ma compagne assurait la direction de production. On peut appeler ça un film de famille !

Votre trajet est émaillé de rencontres qui donnent naissance à des portraits touchants, comme cette femme rabbin  à New York, ou ces enfants de la Casa De Espana…

En allant sur ces lieux, je ne savais jamais ce que j’allais trouver. On a croisé à chaque fois des personnages formidables. Ils sont là parce qu’ils ont aujourd’hui, dans le présent immédiat, de bonnes raisons d’être là. Ils sont la vérité de chaque lieu : le conférencier à Chartres, une historienne américaine du planning familial aux États Unis, un employé du cimetière américain, le couple du mariage juif…Mais ces rencontres incarnent également des événements qui ont eu lieu il y a soixante-dix ans. Chacun fournissait une clé sur l’histoire de mes parents. En même temps, chaque rencontre permettait aussi de sortir du cadre, d’échapper à la dictature du récit: dans chaque séquence, le  documentaire nous entraîne ailleurs: le statuaire de l’art roman, l’histoire d’une femme qui pour s’émanciper devient  rabbin, l’histoire d’une boîte retrouvée dans une maison belge. Au premier abord, c’est un détour, un accident. En fait, ce sont des cadeaux. Et je ramène les personnages dans le film: ils lisent un extrait du récit. Toutes et tous se sont prêtés au jeu. En confiance avec cette histoire si loin de leur présent.

Votre film s’achève sur une allusion au Je me souviens de Perec en s’arrêtant sur une citation: Je me souviens de  l’émission de jazz de Sim Copans

Oui… Dans la famille Copans c’est un livre culte ! Une ligne qui était la reconnaissance du travail à la radio de Sim Copans. C’est bien, une ligne !… Ça suffit. Mais retrouver ce livre a été pour moi une libération. J’ai su à ce  moment-là que mes souvenirs allaient prendre le relais du roman familial. À ce moment là du film, je nais. Je suis là. Je peux raconter à la première personne. D’où cette succession de plans pour égrainer mes souvenirs…
Mais Perec a une autre dimension. Celle de l’histoire littéraire: passer du roman à la liste, c’est une vraie rupture.

Avez-vous imaginé comment vos parents réagiraient à ce film ?

Je ne pense pas qu’ils auraient souhaité ce film. Ils étaient plutôt  discrets. La famille vécue comme une coquille protectrice. Je me dis qu’ils vivraient ça comme une intrusion, une déformation abusive de leur propre vie. Mais il y a quand même cette accumulation obsessionnelle de leurs souvenirs. Ce n’était pas bien rangé, c’était dans le désordre, éparpillé. Mais tout était là, de la lettre de la librairie Lestrat à Soissons en 1932 au tract du concert des chœurs de l’armée Rouge à Colombes en 1945. Pourquoi avoir tout gardé – ces tonnes de photos et d’archives témoignant d’une époque ? il fallait que quelqu’un s’en saisisse. Mon frère n’a aucun goût pour l’histoire familiale, en tout cas pour la rendre publique. Moi, il semble bien que je sois le chroniqueur officiel.


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