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Le Loup, une nouvelle de Dany Tremblay…

Publié le 25 mars 2015 par Chatquilouche @chatquilouche

 Il dort.  Elle peine à croire ce qu’on lui a raconté.  Il a un regard clair, de la couleur du ciel, un sourire d’ange.  On a dû répondre à tous ses caprices, jamais dû lui refuser quoi que ce soit.

Pour la énième fois, elle pose son livre.  Elle reste de longs moments à le regarder.  Lorsqu’il dort, qu’elle ne voit ni son regard ni son sourire, elle parvient presque à imaginer ce qu’on lui a raconté.  Alors, elle le hait.  Pour le regretter aussitôt.  Qui est-elle pour juger ?  Depuis son arrivée, elle passe de la haine à la compassion, de la compassion à la haine.  Elle dort mal, les jours lui paraissent longs, elle est tiraillée entre ses sentiments contraires.

Il est vieux.  Il ne risque plus de causer de tort.  Elle se dit aussi que ses victimes ont depuis longtemps réorganisé leur vie, cherché à oublier.  Non, remuer le passé n’est pas la solution.  Mais quand même.  Ces doutes à son propos.  Ce que cela soulève en elle.

On l’a chargée de veiller sur lui.  Rien de plus.  Ses supérieurs ont été clairs : le vieux doit terminer sa vie dans le calme, à l’abri du monde et des remous.  Elle scrute le visage endormi.  Les traits sont fins, encore beaux.  Il a été bel homme.  Elle pince les lèvres, s’oblige à inspirer.  Si jamais ce qu’on raconte est vrai !  Et qu’on l’a caché !  Protégé !

Parfois, elle ferme à demi les yeux, comme si cela pouvait permettre de voir au-delà du physique, de pénétrer l’esprit de l’homme endormi, d’accéder à ses secrets.  Être certaine qu’il regrette lui rendrait ça plus facile, songe-t-elle.  Il a un sommeil agité.  Peut-être est-ce la confirmation qu’on lui a dit vrai.  Peut-être craint-il la mort ? Il est amaigri.  Silencieux.  Un agneau entre ses mains.  Elle a toujours obéi sans poser de questions. Aujourd’hui elle s’en sent capable.  Trop de doutes en elle.  Il a été le loup dans la bergerie.  Cette pensée ne la quitte pas.

Elle baisse les yeux sur son livre.  Elle est honteuse.  Ce qu’elle ressent l’effraie.  Elle se croyait incapable de haïr.

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Il a ouvert les yeux.  Il a encore fait un mauvais rêve.  Chaque fois, ça le réveille.  On le pourchasse, on l’attrape, on l’écartèle ou lui lance des pierres.  Il se réveille en sueurs.  Chaque fois, il attend que son cœur cesse de battre la chamade avant d’ouvrir les yeux et de les poser sur elle.  Elle est là en permanence, avec son demi-sourire, son regard dans lequel il ne parvient pas à lire.  Pourtant, il a l’habitude des regards.  La peur, la surprise, la haine, la soumission, le dédain, le plaisir même.  Les regards ont peu de secrets pour lui.  Pour l’instant, elle semble absorbée par la couverture du livre posé sur ses genoux.  Il lui semble qu’elle a les joues plus roses qu’à l’accoutumée.  Il se demande ce qu’elle sait de lui.  Si elle a appris, ce n’est pas de la bouche de leurs supérieurs.  Eux l’ont toujours couvert, caché.  Si elle sait, c’est qu’elle l’aura appris par l’une de ses sœurs.  On a beau vouloir que rien ne transpire, ce n’est pas toujours possible.  Il aimerait savoir.  Il échafaude un plan, gémit.  Elle lève les yeux.  Ce regard sur lui ne laisse rien transparaître, son visage est une façade impénétrable.  Il gémit une seconde fois, il pressent qu’elle s’approchera.  Elle est l’obéissance incarnée, on l’a sommée de veiller à son bien-être.  Peu importe ce qu’elle pense ou connaît de lui, elle obtempérera.  Il a visé juste.  Elle se lève, s’approche.  Le froissement de ses jupes l’une contre l’autre lui rappelle une époque plus heureuse.  Elle est maintenant près de lui, la tête penchée au-dessus de la sienne, une main en appui sur le bord du lit.  Sans hésiter, il saisit cette main et l’emprisonne.  Elle ne sursaute pas, ne cherche pas à se soustraire à l’étreinte.  Il plonge son regard dans le sien.  Ce regard bleu clair qui fait douter.  Limpide comme une eau.  Elle semble surprise, rien de plus.  Il relâche son étreinte.  Elle recule jusqu’à sa chaise, s’y rassoit.  Son visage a toujours son air impassible.  Elle se dit que son regard clair lui a servi d’alibi, elle en a soudain la conviction.  Les minutes passent, puis les heures.

Dehors, le jour décline.  Elle se lève, se rend fermer les rideaux.  Lorsqu’elle revient vers le lit, leurs regards se croisent.  Elle ne baissera pas les yeux, pas cette fois.  Se trouver à proximité de cet homme l’a transformée.  Elle doute maintenant de sa foi, le pardon lui sera impossible.  Depuis qu’il l’a touchée, lorsqu’elle le regarde, elle voit derrière lui ses victimes, filles et garçons confondus, de tous âges, qu’il a forcés à s’agenouiller devant lui.

Il n’a pas l’intention de soutenir ce regard dans lequel il ne lit rien.  Il n’a pas envie d’un affrontement avec elle.  S’il était encore jeune, toujours en position d’autorité, elle y serait passée comme les autres.  Cette pensée est sa victoire sur elle, sur son regard qui le fusille.  Il ferme les yeux.  Elle ne sera plus jamais tranquille, tiraillée entre sa haine pour lui et les vœux qu’elle a prononcés.

Dans le grand lit, il sourit.

Notice biographique

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Dany Tremblay a vécu son adolescence et  le début de sa vie d’adulte à Chicoutimi. Après un long séjour dans la région de Montréal, où elle a obtenu une maîtrise en Création littéraire à l’UQAM, elle s’est de nouveau installée au Saguenay où elle partage son temps entre l’écriture et l’enseignement de la littérature au Collège de Chicoutimi. Au début des années 80, elle s’est mérité le troisième prix de la Plume Saguenéenne en poésie ; en 1994, elle est des dix finalistes du concours Nouvelles Fraîches de l’UQAM. Organisatrice de Voies d’Échanges, qui a accueilli, deux années de suite, une vingtaine d’écrivains à Saguenay, elle est aussi, à deux reprises, boursière du CALQ. Elle s’est impliquée dans l’APES-CN dont elle a été présidente de 2006 à 2008. Depuis presque dix ans, elle pratique l’écriture publique avec les Donneurs de Joliette, fait partie des lecteurs pour le Prix Damase-Potvin et celui des Cinq Continents.

À ce jour, elle a publié des nouvelles dans plusieurs revues au Québec, a coécrit avec Michel Dufour Allégories : amour de soi amour de l’autre publié en 2006 chez JCL et Miroirs aux alouettes, roman-nouvelles, publié en 2008 chez les Équinoxes, ouvrage auquel a participé Martial Ouellet.  En 2009 et 2010, elle fera paraître successivement, aux Éditions de la Grenouille Bleue, deux recueils de nouvelles : Tous les chemins mènent à l’ombre (Prix récit : Salon du Livre du SLSJ en 2010) et Le musée des choses.  En mai de cette année, elle a publié aux éditions JCL un récit témoignage : Un sein en moins ! Et après…

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

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