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J.w. anderson pret a briller

Par Aelezig

Article de Vogue - Février 2015

C'est le nouveau wonderboy de la mode, celui sur lequel tous les spots sont braqués... Depuis quelques mois, Jonathan Anderson assure la direction de Loewe en plus de celle de son propre label. J.W. Anderson, créé en 2008. Ses tout premiers défilés, hommes et femmes, pour la maison espagnole ont été l'épiphanie des dernières fashion weeks. Le sacre du printemps-été... A 30 ans à peine, la star montante accepte volontiers les corollaires de sa nouvelle mise en lumière : l'attention accrue, la tension, aussi. Et à sa manière toute particulière, sans couper dans le tissu, sans épingler la moindre toile, il s'impose comme l'un des créateurs les mieux ancrés dans son temps. Rencontre.

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On a d'abord l'impression de quelqu'un d'un peu sage, voire timide. Parce qu'en arrivant, un soir de décembre, dans un studio londonien, on l'aperçoit tout en blondeur séraphique et regard azur, doté de ce physique que les amateurs de clichés n'hésiteraient pas à qualifier de "jeune premier", silencieux sous les pinceaux de make-up. Forcément, on extrapole en l'imaginant peu à son aise à l'idée de poser. Mais on est vite détrompé. Trois quarts d'heure plus tard, Jonathan Anderson tape dans le dos de tout le monde, s'assied en biais sur le canapé, décapsule une bière, et commence à répondre à nos questions de sa voix posée, grave, les yeux bien plantés dans les nôtres. Sans jamais hésiter sur ses mots. Pas vraiments les symptômes de la gêne... A 30 ans, la rising star de la mode ne se contente pas de piloter la marque qu'il a créée en 2008, J.W. Anderson (le W pour William, son deuxième prénom) : après avoir investi dans son label, en 2013, le groupe LVMH lui a confié la direction créative de Loewe, vénérable maison espagnole en quête de nouveauté. Il oeuvre, pour les deux marques, au prêt-à-porter masculin et féminin, aux accessoires, à l'image. Workhaholic, J.W.... Il faut le suivre. Sa patte : une mode moderne, sans affectation, sans simagrées. Très architecturée. Sous-tendue par une idée maîtresse : celle qu'hommes et femmes pourraient partager une garde-robe commune, pour peu qu'elle soit épurée et bien taillée. Chez lui, les codes des genres se croisent sans excès ni étrangeté : ça rafraîchit. Surtout que ça ne l'empêche pas de raconter une pléiade d'histoires. A chaque collection, un nouveau voyage imaginaire. Son premier défilé femme pour Loewe, en septembre, était, par exemple, un aller simple vers un Ibiza fantasmé, à la fois contemporain, ultra-chic et encore empreint de désinvolture hippie. Rien de littéral, rien d'évident. Mais l'esprit était là, la destination claire. Et c'est là tout le talent d'Anderson. Il fallait qu'on en sache plus.

Chasseur d'images

Son roman commence, comme souvent, fort loin des podiums : dans une ferme d'Irlande du Nord, précisément, entre un père entraîneur de rugby et une mère prof d'anglais. Pas du genre à s'affoler pour des chiffons, pas du genre à mépriser ceux qui les font non plus. Surtout qu'il il y a, dans le fond du décor, ce grand-père directeur créatif de Lumonts, une firme spécialisée dans l'impression textile, donnant aussi bien dans les torchons que dans les tissus camouflage pour l'armée britannique. Sur place, au milieu des machines, le jeune J.W. est frappé par la notion de production de masse. Celle qui permet à une création originale de se répandre partout... Vers 14 ans, il commence à fréquenter assidûment les rayons du T.K. Maxx de Dublin, temple de la mode off-price où échouent les invendus de collections très très antérieures. "J'allais directement vers le "portant rouge", celui des pièces à 10 Livres, pour y piocher tout et n'importe quoi, sans tergiverser sur le fait que ça m'allait ou pas. J'ai déniché quelques merveilles. Et développé une obsession pour Jean-Paul Gaulter, Calvin Klein, Versace... J'étais nettement plus aventureux, à l'époque. Aujourd'hui, il m'est presque difficile de porter des pièces très mode, un peu fantaisistes." dixit celui qui, le jour où on le rencontre (comme la majorité des autres jours, d'ailleurs) arbore pull, jean et baskets. Autre anecdote, qui en dit certainement encore plus long : "L'image de mode m'a interpellé tout autant, si ce n'est plus, que la mode elle-même ; j'achetais des magazines par piles de dix, comme on les trouve ficelés dans les kiosques anglais, lorsqu'ils sont un peu dépassés ; j'y découpais des pubs par vingtaines, j'y collectais des kilos de photos..." Y compris celles de Steven Meisel, parues en 1997 dans Vogue Italie, qu'il réutilisera pour sa première campagne Loewe - on y reviendra. Tout cela sans la moindre envie de faire, un jour, carrière dans la mode. Non, ado, J.W. se rêve acteur.

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Direction New York et Washington, où il suit des cours de théâtre (et accessoirement, sort toutes les nuits). L'expérience tourne court : au bout de deux ans, retour au bercail. "J'ai réalisé que je ne serais jamais assez bon", lâche-t-il, avant de préciser : "A quoi bon persévérer, en sachant que je ne pourrais jamais être le meilleur acteur du monde ?" Et voilà bien une réflexion dont on ne saurait dire, après-coup, si elle relève de la figure de style ou de la plus pure honnêteté... Toujours est-il qu'il est prié de travailler pour rembourser sa brève mais coûteuse scolarité américaine. Il est embauché comme vendeur chez Brown Thomas, department store dublinois où on l'assigne au corner Prada. Heureux hasard : il tape dans l'oeil de Manuela Pavesi, fashion coordinator de la marque, lors de l'une de ses visites sur le stand. De fil en aiguille, celle-ci lui propose un job de visual merchandiser, à Londres. Les parents de Jonathan ne posent qu'une condition de départ : qu'il suive en parallèle, un cursus diplômant. Ce sera le programme de mode masculine du London Fashion College, pas son premier choix, mais le seul où on l'accepte. De toutes façons, il en apprend bien plus en dehors de l'école, auprès d'une femme qui, il faut bien le dire, le décoiffe complètement. "Moi avais grandi en Irlande, qui n'avais jamais vu une figure de mode aussi extrême, je me suis nourri de son regard singulier, de son approche de la mise en scène des vêtements, de sa façon de ne jamais céder au compromis, se souvient-il. Mais elle m'a apporté mieux encore : de l'assurance. Cette assurance d'acier que l'on a quand on a côtoyé les meilleurs." Cette assurance avec laquelle il lance sa marque, J.W. Anderson, à 24 ans, sans jamais avoir dessiné le moindre vêtement pour quelque maison que ce soit.

Anti-diva

Le fait est que J.W.A. ne se considère pas à proprement parler comme un designer. Et surtout pas comme un couturier, ou un "dressmaker" comme on il dit. "J'aimerais pouvoir me vanter de savoir coudre une robe, mais ce n'est pas le cas. Je suis un directeur de création, un moteur d'équipe... Ce que je sais faire, c'est rassembler les bonnes personnes dans une pièce, leur annoncer le thème que j'ai choisi pour la saison, puis travailler avec elles jusqu'à ce que les choses prennent forme." Et ce D.A. nouvelle génération, exact inverse du couturier mégalomane, d'égrener les noms de ceux qui le suivent depuis le début - le styliste Benjamin Bruno et le photographe Jamie Hawkesworth, en particulier. Pour chaque nouvelle collection, Anderson commence (sans surprise) par effectuer une vaste recerche d'images. "Je ne fais pas partie de ces gens qui sortent des musées enthousiasmés, en s'exclamant :"Je me sens tellement inspiré par cette expo de Matisse !" Ce n'est pas comme ça que je fonctionne. Ma méthode, c'est de construire des moodboards colossaux qui, ensemble, donnent vie à une histoire. Ce qu'on transpose ensuite en vêtements, en équipe. Le process de création peut aller relativement vite - si on ne tient pas compte des fittings qui ont lieu dans la foulée, jusqu'à dix pour une seule pièce. Et c'est justement cette rapidité qui m'intéresse : une idée est souvent bonne au premier jet. Plus on la transforme, plus on la retouche, plus on y perd, à mon sens. J'aime la spontanéité. D'ailleurs, vous ne me verrez jamais apporter la moindre modification la veille d'un show : les looks sont bouclés des semaines avant, leur ordre de passage sur le catwalk aussi. Une fois que j'ai décidé qu'on irait dans telle direction, et que tout le monde est content autour de moi, c'est terminé, plus rien ne change." Une efficacité qui paie. Après avoir commencé par le prêt-à-porter masculin, J.W. lance sa première collection femme en 2010. En 2012, il reçoit le Prix du Talent Emergent du British Fashion Council et crée une capsule immédiatement sold-out pour Topshop. Il rempile en février, l'année suivante, avant de présenter, en juin, une collection pour Versus, la ligne bis de Versace. Le barnum de la mode est conquis. On loue ses coupes extra-contemporaines et ses audaces maîtrisées. Celles dont il parle quand dit aimer "que l'atmosphère générale d'une collection paraisse tout à fait normale, mais qu'à y regarder de plus près, les looks aient tous quelque chose d'un peu perturbé, de détraqué - son mot est fucked - comme des proportions inhabituelles ou, si les lignes sont classiques, une matière qui semble déplacée. Il faut laisser les gens un peu désarçonnés..." Désarçonnés et séduits. En quelques mois, J.W. Anderson devient l'un des labels les plus désirables de Londres.

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Omnicréateur

La chose n'échappe évidemment pas à LVMH. "Lorsque Delphine Arnault et moi avons songé à investir chez de jeunes créateurs, Jonathan a été le premier auquel j'ai pensé, raconte Pierre-Yves Roussel, président-directeur-général de LMVH Fashion Group. Je l'avais rencontré à ses débuts et j'avais été frappé par la justesse de sa démarche : il n'avait pas que des vêtements à proposer, mais un univers entier, une identité visuelle, un logo abouti, une mise en scène de ses collections, dus à son expérience de merchandising... Bref, il avait mieux qu'une marque : un concept. Ce qui est extrêmement moderne." Depuis l'entrée de LMVH au capital de J.W. Anderson, en septembre 2013, les effectifs sont passés de 10 à 40 employés et le chiffre double chaque saison. On est tout de même encore loin de la machine Loewe, ses 120 boutiques et ses 1400 salariés. Pourquoi avoir confié la maison à Jonathan Anderson ? "Parce qu'elle l'intéressait ; il a suffi que je lui en dise un mot pour qu'il se lance au quart de tour, poursuite Pierre-Yves Roussel. Une semaine plus tard, il est revenu avec le projet parfait : une vision globale de ce que pourrait devenir cette marque, avec des propositions de silhouettes, des suggestions graphiques, un très beau travail sur les cuirs, une histoire moderne, mais qui respecte le patrimoine de la maison. C'est ce que j'attendais : qu'il agisse sur tous les aspects de la griffe et la révolutionne sans la trahir." Dans ce moodboard d'intention figurent déjà les fameux clichés de Steven Meisel évoqués plus haut ; ils cohabiteront avec des sacs inédits, assortis d'un logo lifté, sur une campagne coup d'éclat sortie avant même le premier défilé femme de Jonathan Anderson pour Loewe. Le changement commence donc par l'image... "Utiliser des photos d'archives qui, par définition, ne montraient aucun de ses vêtements, était plutôt courageux, souligne Michael Amzalag, de l'agence M/M Paris, qui travaille avec J.W. à la refonte de l'identité visuelle de la maison. Mais il a choisi d'assumer ses références. Car s'il y a bien une chose qu'il a assimilée, c'est l'importance qu'a prise l'image dans l'univers de la mode, ces vingt dernières années. Il a grandi avec ça ; il a intégré le fait que la mode ait un contenu culturel. D'où son rapport très mûr à ce volet du business..." Créatif + as du marketing : la bonne équation du designer 3.0 en somme...

Mode-trotter

Autre qualité requise : être infatigable. Pour jongler avec ses deux marques, Jonathan Anderson continue à vivre à Londres, où se trouvent les bureaux de J.W. Anderson, arrive à Paris le dimanche soir (il loge à l'Hôtel, rue des Beaux-Arts, dernière demeure très cosy d'Oscar Wilde, qu'il vénère, comme tous les grands écrivains irlandais, passe le lundi et le mardi au siège de Loewe, repart. En plus de quoi, il fait deux sauts de puce par mois à Madrid, dans les ateliers de la maison. La rapidité, le mouvement, l'instantanéité font décidément partie du job. "Tout le challenge est de ne pas rester statique. On travaille dans une industrie qui tourne à toute vitesse, s'expose sur Facebook et Instagram, s'adresse à des gens qui se désintéressent en un clin d'oeil... On doit tenir le rythme, surprendre en permanence ; le grand danger, c'est la lassitude." Ne faudrait-il pas que tout cela ralentisse un peu, au contraire ? "C'est une idée merveilleusement romantique... et exclue. On ne pourra pas revenir en arrière. Du moins, pas de sitôt. Il faut accepter le défi - vraiment passionnant, au demeurant - que cela représente." Aucune crainte que l'ennui ne le guette, surtout qu'il conçoit des collections pour des publics relativement différents : "La femme Loewe et la femme J.W. sont deux archétypes qui évoluent dans des univers distincts, note-t-il. L'une est sans doute un peu plus âgée que l'autre, même si ce paramètre pourra varier à l'avenir. Vu que je suis leur dénominateur commun, elles ne pourront jamais être radicalement opposées non plus ; mais elles seront amenées à se rapprocher, puis s'éloigner à nouveau, au fil des saisons, sans jamais se confondre." Il nous prévient qu'elles partageront toutefois une chose, sur les shows automne-hiver qui approchent : un esprit club. Plutôt l'ambiance boîte madrilène, tout en glamour et en lamé pour l'une ("avec des emprunts à différentes décennies, pour que ce soit impossible à dater, vu qu'il n'y a rien de pire qu'une inspiration vintage littérale"). Plus "extrême" (on n'en saura pas plus) pour l'autre. Une ambition ultime, pour conclure ? "Si je devais vraiment me classer parmi les designers, mon but serait de créer quelque chose d'aussi remarquable qu'une chemise blanche, un jean ou un T-shirt. Parce que ce sont des vêtements qui échappent aux connotations quelles qu'elles soient, de genre, de classe sociale, qui sont vierges de toute empreinte... Ajouter une pièce "sans stigmate" au vestiaire universel ? Ca, ce serait vraiment une réussite..."


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