On n'en croirait pas ses yeux, ou ses oreilles. A la lecture de ce conte improbable, que l'on va tenter de narrer, on n'aurait cru qu'à un fake, façon Le Gorafi : le trait était trop gros.
Ben non ce n'était pas un fake — qui verrait Le Monde, d'ailleurs, avoir assez d'humour pour se laisser aller à ça ?... Narrons donc.
Une certaine Marie-Jeanne Parfait — le nom est authentique, ne partez pas tout de suite —, femme de ménage à la mairie de Marle (2200 habitants), dans l'Aisne , mairie dont elle occupe un très modeste appartement de fonction, tellement modeste l'appartement, selon ce que nous rapporte la méticuleuse journaliste, que la salle de bain en est disjointe, obligeant la dame, pour ses ablutions quotidiennes, à emprunter un escalier commun — encore que commun ne semble guère la qualification appropriée, s'agissant en fait de l'escalier «d'honneur» de ladite mairie, enfin c'est ainsi qu'on le considère là-bas —, notre modeste plébéienne municipale donc, s'égarant dans ses chimères, se piqua tout à trac d'être candidate, en compagnie d'un mâle binôme, aux élections départementales dans son canton.
La belle affaire ! direz-vous. Attendez la suite. Car non contente d'outrepasser les bornes de sa condition, la modeste Marie-Jeanne — près de 30 ans de ménage municipal, rappelons-nous, et autant de régulières humiliations, à se faire rabrouer dans l'escalier «d'honneur» chaque fois que des «honorables» s'y présentaient et eussent risqué de l'y croiser —, accompagnée de son compère, que nous pressentons d'un rang aussi médiocre au sein de la bonne société du coin, est parvenue, tenons-nous bien, à la deuxième place au soir du premier tour, coiffant ainsi — le conte commence à prendre son petit goût citronné —, une troisième équipe, événement d'une grande banalité du point de vue de la mathématique, ou de la course à pied, mais qu'on trouvera peut-être plus épicé du point de vue de la sociologie, le leader de l'équipe ainsi joliment coiffée n'étant autre que... le président en exercice du conseil général du département ! Qui se trouve être également — voilà le citron décidément bien vert — l'ancien employeur de la plébéienne Parfait, en tant que maire de Marle, ou 1er adjoint au maire, pendant plus de vingt ans...
Etonnant, non ? Telle quelle cependant, la narration ne suffit pas : un conte se doit d'édifier le lecteur. Un peu de sel renforcera le zest de citron. Edifions et salons.
L'infortuné si insolemment battu, donc, par une femme de peu, se nomme Yves Daudigny. Il est en son pays picard une personne qui compte, ce qu'on appelle une personne de poids et d'influence, un notable, et même mieux : ce qu'Alain — le philosophe — appelait en bombant le torse un «important». Car pour être plus complètement de poids et d'influence, en son pays, l'homme qui avait déjà quitté sa casquette de maire pour chausser celle de président du conseil général — tout en restant le 1er adjoint de celui qu'il avait fait adouber comme maire à sa place — s'était fait sénateur il y a sept ans, puis réélire dans cette douce chambre parlementaire l'année dernière. Voilà donc notre petite Marie-Jeanne Parfait, femme de ménage en la mairie de Marle, insignifiante et inexpérimentée de tout en politique, coiffant — excusez du peu ! — son ancien maire et employeur, aguerri aux affaires politiques depuis presque 40 ans, conseiller général du canton et président du conseil général, candidat à sa propre réélection, qui plus est sénateur du terroir...
Eh bien ! direz-vous, surtout si vous en tenez pour une lecture marxisante de l'histoire, il n'y a rien là de surnaturel, c'est que les conditions matérielles sont arrivées à point pour que le peuple des exploités, enfin, prenne son destin en main et rééquilibre en sa faveur l'éternel rapport de forces avec la classe des exploiteurs, cette grasse bourgeoisie. Soit. Mais l'analyse prend un goût plus acidulé quand on remet à chacun sa casaque : l'équipe placée en tête de ce 1er tour des élections départementales par les électeurs du canton de Marle portait la casaque bleue de l'UMP ; l'équipe classée deuxième, celle de Marie-Jeanne Parfait donc, héroïne modeste de ce petit conte, portait la casaque bleue marine d'une certaine Marine ; enfin les derniers du tiercé, l'important Daudigny et sa coéquipière, portaient la tunique rose du parti «socialiste»...
Ne souriez pas : les guillemets ne se donnent même plus la peine d'être la marque d'une ironie, celle-ci est tout entière contenue dans l'image de ce tiercé. Que Marx tente de retrouver ses héritiers dans tout ça — et Mélenchon sa dialectique.
Mais quel symbole ! Mon Dieu quel symbole. Et ils continueront de nous faire la leçon...
(Aux dernières nouvelles, Yves Daudigny a décidé de ne pas se maintenir au second tour des élections départementales, dimanche prochain, à Marle...)
(Illustrations, de haut en bas : Marie-Jeanne Parfait, photo du Monde.fr ; Yves Daudigny, crédit photo de Jacques Priem & Michel Mahieux.)