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14-18, Albert Londres vers le golfe de Smyrne

Par Pmalgachie @pmalgachie

14-18, Albert Londres vers le golfe de Smyrne Des Dardanelles au golfe de Smyrne
(De notre envoyé spécial.) Chio, mars 1915. C’est l’accalmie – une accalmie relative – dans les Dardanelles. J’en ai profité pour passer dans le golfe de Smyrne. Pour tâcher d’approcher Smyrne du plus près possible, je décide de partir tout de suite et j’arrive à Chio. Homère y naquit, dit-on. Si cela est vrai, il a des concitoyens vraiment aimables. À peine sur le petit port, un jeune homme vient à moi : « Vous êtes Français, me dit-il, que voulez-vous faire ? Je me mets complètement à votre disposition. » Lui montrant la côte d’Asie, si peu loin qu’elle n’est pas estompée : « Je veux aller là », lui répondis-je. Cet habitant de Chio est un étudiant qui faisait ses études à Iéna quand éclata la guerre. Il me déclare aussitôt : « Plus un Grec n’ira étudier en Allemagne. » Puis : « Aller en Turquie est impossible, vous êtes belligérant. » Nous remontons ensemble les rues de la ville, longs bazars à ciel ouvert. — Pas une barque ne va d’une rive à l’autre, alors ? Pas de pêcheurs ? — Autrefois, maintenant les Turcs tirent sur tout ce qui approche. Mon étudiant réfléchit. Il me dit : — Trente mille pauvres gens de la côte d’Asie, fuyant les massacres, se sont réfugiés à Chio, après la guerre balkanique. Cinq mille habitent ici, au-dessus. Je sais que quelques-uns, des fois, vont dans leur ancien pays. Montons. Surplombant Chio, quarante baraques de planches où tape dur le soleil forment une ville, ville de cinq mille âmes maudites. On la parcourt en cinq minutes. Nous cherchons l’homme qui pourrait nous conduire sur l’autre rive. Les premiers que nous interrogeons répondent doucement : « Non ! » Ils n’ont pas l’esprit à l’aventure. Nous apprenons qu’un Grec nommé Naman nous accompagnerait sûrement. Nous ne pourrions pas aller à Cezmé, ville d’importance où l’on ne peut débarquer sans passer par les autorités. Naman était d’un village qui s’appelle Lythri. Là, une barque pourrait peut-être aborder. Il n’y a pas de sentinelle sur le rivage. Mais il nous faut attendre Naman. Il est occupé à cueillir des mandarines, ce qui lui gagne un franc par jour. Contre les planches de leur abri, dehors, les parias sont adossés. Voilà un an que sans meubles, sans linge, sans travail, ils sont ici. Ils ont tous des attitudes de résignation saisissantes. Quand on a vu leurs yeux, on comprend ce que c’est que de s’être livré au destin. En bas la mer est bleu de roi et tout autour le soleil frappant sur les orangers fait de chaque orange un petit lampion d’un jaune éclatant. Naman rentre à la nuit. Il savait déjà, averti tout le long des baraques, que nous l’attendions à la sienne. L’étudiant lui explique ce que nous voulons de lui. Il répond de suite que c’est possible, qu’il connaît tout le monde sur la côte turque entre Lythri et Reis-Dère, qu’il a habité trente ans dans ce pays et qu’il y est allé il y a trois mois. Naman est très heureux, il pourra voir si les Turcs ont pillé sa maison et peut-être rapporter du linge. À demain matin. De Chio à la côte d’Asie La mer n’est pas très belle. Il ne fait pas un beau ciel. Mais cela peut aller tout de même. Il nous faudra deux heures pour gagner Lythri avec nos rames. Naman emporte des paniers pour déménager. Nous commençons à voir très bien Cezmé, un pâté de maisons au bord de la mer. Derrière, tenant toute cette petite presqu’île turque, la chaîne de montagnes de Karabournou. Naman rame. Le patron de la barque aussi. L’étudiant me lit une note d’un journal allemand. Cette note annonce que les habitants de l’île de Chio meurent de faim, car « Chio ainsi que Mytilène ne peuvent vivre sans le concours de la Turquie ». Les Allemands ne négligent rien. Malgré leurs préoccupations actuelles ils n’ont pas oublié ces deux petites îles. Ils ont fait offrir au journal de Mytilène 400 francs par mois pour qu’il insérât le communiqué allemand. Le journal de Mytilène ne continue d’insérer que le communiqué français. Il n’y a rien sur la mer, pas même une autre petite barque comme la nôtre. Quand Naman aperçut Lythri, il fit faire un détour à la barque pour que nous abordions à un endroit sans maison. Nous trouvons l’endroit. Nous mettons les pieds dans l’eau et arrivons sur le sol. Voici la maison de Naman. Il se met à crier : « Agrï, agrï, agrï ! » ce qui veut dire : Sauvage, sauvage, sauvage. Il voudrait fouiller. Nous ne parvenons à l’emmener que lorsque je lui fais dire que je lui achèterai du linge à Chio. Ce Grec est ce que nous appelons une tête brûlée. Il compromettrait sa cause plutôt que de mettre un frein à ses imprécations. Sur la route, fort courte, heureusement, à tous les Turcs que nous rencontrons, il crie : « Agrï, agrï. » Nous nous remettons les pieds dans l’eau, sautons dans la barque et à la rame. Après une heure de mer, nous voyons venir à notre côté un canot automobile. Il est trois heures de l’après-midi. Les deux petites embarcations se rapprochent. Changement de barque Alors que nous sommes assez près pour nous regarder, mon étudiant reconnaît dans l’un des passagers du canot, M. Paritsis, du journal Salpinx, journal qui se publie à Mytilène. M. Paritsis va voir dans le golfe de Smyrne ce qui s’y passe. Il veut bien m’emmener. M. Paritsis est venu à Chio pour cette expédition. Depuis plusieurs jours, de cette île ainsi que de Mytilène, on entendait le canon et personne ne savait rien. — À Paris, à Athènes, me dit-il, on doit savoir. Mais ici nous sommes presque perdus. Si l’on veut être informé, il faut se renseigner soi-même. Le petit canot pétarade. Nous tournons maintenant la presqu’île de Karabournou. Nous voyons plusieurs villes sur le rivage. Nous ne sommes plus entre la côte grecque et la côte turque. Les deux côtes entre lesquelles nous avançons sont turques. — Nous débarquerons à l’île du Docteur, me dit M. Paritsis ; nous continuerons après jusqu’au premier coup de fusil avertisseur. Nous voilà dans le golfe en plein. Nous n’en distinguons pas encore la courbe du fond. Nous passons le plus loin possible des quelques petites îles qui s’y baignent. Nous ne voyons aucun vaisseau, aucune fumée, nous n’entendons pas le canon. Nous avançons toujours. Nous voudrions aller jusqu’en vue de la citadelle de Smyrne. Il y a trois heures, depuis que j’ai changé de barque, que nous glissons. Nous avons toujours acquis une certitude : le golfe n’est pas occupé. Le soleil qui se couche met des teintes ardoise, ocre et rouge derrière les monts. Nous approchons de l’île du Docteur. C’est un docteur anglais, m’explique-t-on, qui en a fait l’achat. Ce n’est ni grec ni turc. Nous nous y arrêtons un instant. C’est un étroit morceau de terre où il n’y a que la maison du « seigneur ». Le seigneur est d’ailleurs loin. Nous repartons. Il ne fait déjà plus jour. Dans le fond, un peu loin du rivage, est Vourla. Sur la mer, nous apercevons la traînée d’un phare. La citadelle de Smyrne balaye le golfe de ses réflecteurs…
Le Petit Journal, 2 avril 1915.

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