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[note de lecture] Hubert Lucot, "Sonatines de deuil", par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

 
Livre-sonatines-de-deuilSonate, toccata, cantate : trois genres musicaux qui désignent, à l’origine, ce qui est, pour la première, joué par des instruments à cordes frottées, ce qui est touché sur un instrument à clavier pour la seconde, et ce qui est chanté pour la troisième. Mais la sonate est progressivement devenue un principe de composition musicale, un schème formel qui désigne, grâce à Hubert Lucot, un roman, le travail du roman et le travail romancé, la romance douloureuse d’une langue endeuillée et d’une vie ordinaire, qui raconte ce que devient l’instrumentiste lorsque sa Muse a disparu. Ce qu’il éprouve et revit/revoit lorsqu’une seconde disparition manque de faire disparaître la première, de la raviver et de l’emporter tout à la fois. Je vais, je vis (2013), était consacré aux dernières années de l’épouse A. M.. Ces Sonatines de deuil disent la présence de la défunte dans le présent de l’écrivain, mais aussi l’ombre de l’épouse décédée dans les vivants, les choses et les lieux (le fils, le petit-fils, la belle-fille, Paris, Soulac, Royan, Gabès, Auteuil, les hôpitaux et les parcs, la capitale et les banlieues, les transports et les cafés, les restaurants, les marchés, les gares, les inconnues, les femmes, jeunes ou vieilles, splendides ou effacées…), le fantôme, enfin, d’A. M. (« l’être pour lui, non pas l’être en soi ») dans le corps d’Aliette, sœur d’H. L.. « Avec insolence et grandeur A. M. est dans l’au-delà nommé néant ». Elle est surtout, comme Aliette, dans ce livre-ci, tant leur disparition pense et ouvre l’écriture de H. L.. 
 
La prose du livre est découpée en jours et en heures qui, pour certains, ravivent des flashs quasi cinématographiques. Très souvent, la journée se fracture en quelques moments qui saisissent dans la découpe de l’instant une vie vivante alors même que cette dernière pense aux morts, qu’elle accompagne les mourants dans la proximité de leur fin. Vie puissante : elle sert la vie des autres et se nourrit de gestes à la fois banals et extraordinaires. Marcher, faire des courses, ranger, s’endormir, prendre des médicaments, voyager, échanger, attendre, retrouver, pleurer, souffrir, attendre, rencontrer. Micro-récits, notations, pensées, restitutions de rêve, fragments de journal intime, choses vues et entendues, sensations, remémorations — les instants et les éclairs, aurait écrit Jacqueline Risset — ces neuf Sonatines couvrent un peu plus d’une année cadrée par deux hivers. La mort rôde, elle enlève les femmes et les hommes, elle fauche certes, mais ne détourne jamais le vivant de son devoir et de son destin : écrire la simplicité, consigner l’évidence de la rupture, relire, travailler par la langue les rencontres, les faits, décrire les mouvements de conscience qui chargent le temps d’un vécu toujours plus riche que l’incident, accompagner les mouvements urbains, observer la nature, inscrire les humains dans un paysage temporel et spatial.  
 
L’incident, menu ou tragique, accidente la langue et la mémoire. La perte et la disparition ouvrent le temps mort en déliant ses strates. Elles déplient ses ombres et augmentent sa lumière, font ressurgir des scènes oubliées, convoquent ou évoquent un passé virtuel, des zones, en tout cas, d’une antériorité vécue toujours prête à surgir, mobilisant l’attention émue et la surprise fascinée de son observateur-descripteur. Au cours de ces moments doucement et violemment théophaniques les prénoms et les initiales s’embrassent, la famille et les amis se prolongent les uns dans les autres, les voisins et les soignants forment une communauté qui ne cesse d’être traversée par des menaces souvent doublées de surprises. « Étrangeté de l’ÊTRE » : les noyaux de toutes choses, les cœurs de ceux qui travaillent le temps dans et par la langue, les esprits et les âmes, les corps marqués et remarquables interrogent la disparition depuis le tourbillon de la vie. Le monde d’avant interrompt le présent. H. L. poursuit ce mouvement réel jusque dans l’irréel en une langue magnifique, ample et précise : « travaux de l’ombre », certes, mais éblouissants. Cette richesse sémantique et rythmique parvient à une forme de minimalisme magnétique dont on ne revient pas, dont on ne revient plus.  
 
[Anne Malaprade] 
 
Hubert Lucot, Sonatines de deuil, POL, 2015, 330 p., 19, 80 euros. 
 
La page du livre sur le site des éditions P.O.L., avec une vidéo et des extraits.

 


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