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La majorité des harkis n’a pas quitté l’Algérie

Publié le 05 avril 2015 par Amroune Layachi
La majorité des harkis n’a pas quitté l’Algérie

La majorité des harkis n’a pas quitté l’Algérie

Deux ans et demi d’enquête, 20 000 km parcourus et des dizaines de témoignages inédits ont été nécessaires pour construire ce livre-enquête (parution le 2 avril en France chez Actes Sud).

Le mot «harki» n’aura désormais plus la même résonance en France et en Algérie, où il est resté otage des discours politiciens et de l’histoire officielle

Votre enquête bouleverse beaucoup d’idées reçues, à commencer par le «massacre massif» de harkis, pierre angulaire de l’argumentaire victimaire de certains groupes mémoriaux en France et de l’extrême droite.

Que s’est-il vraiment passé pour les «supplétifs musulmans» après 1962 en Algérie ?

En France, depuis 50 ans, les nostalgiques de l’Algérie française instrumentalisent de façon éhontée les souffrances (réelles) que de nombreux harkis ont vécues au moment de l’indépendance. En exagérant le nombre de morts (le chiffre de 150 000 est très souvent repris alors qu’il ne repose sur aucun fondement historique) et en parlant de «massacre», voire de «génocide» des harkis, ces nostalgiques tentent, sous couvert d’un pseudo-humanisme, de justifier le combat des ultras de l’Algérie française, notamment de l’OAS.

Derrière leurs discours dénonçant le «massacre des harkis», il faut en fait entendre : «Nous n’aurions jamais dû lâcher l’Algérie, regardez ce que ces pauvres harkis ont subi !» Ce discours a été plutôt efficace puisqu’aujourd’hui, la plupart des Français pensent qu’en 1962, les harkis ont soit réussi à s’enfuir en France, soit ont été «massacrés».
Et qu’aucun harki, en tout cas, n’est resté vivre en Algérie. Ce qui est complètement faux. Mon enquête révèle qu’en réalité, la grande majorité des harkis est restée dans son pays sans y être assassinée.

La plupart d’entre eux sont retournés dans leurs villages et ont retrouvé la vie de paysans très pauvres qu’ils avaient avant la guerre. Beaucoup n’ont pas été véritablement inquiétés. D’autres sont passés par des tribunaux populaires, devant lesquels beaucoup ont réussi à s’en sortir, expliquant n’avoir «rien fait de mal», ou avoir été «forcés par les Français».

D’autres, reconnus coupables de violences à l’égard de la population civile, ont été soumis pendant quelques semaines à des travaux forcés. Certains ont passé plusieurs années en prison avant d’être libérés.

En général, seuls les plus coupables (de tortures, viols, exactions en tout genre) ont été exécutés.

Mais cela n’empêcha pas, en cette période de chaos de l’été/automne 1962, qu’aient lieu de nombreux crimes aveugles, des vengeances sordides et des exécutions sommaires, sans rapport parfois avec la guerre. Il s’agissait alors de vieilles querelles de terre, d’héritage ou de femmes.

L’ALN/FLN a eu plusieurs politiques envers les harkis durant la période de la guerre, puis de l’indépendance...

Lorsqu’on étudie les mémoires des anciens moudjahidine ainsi que les quelques documents et écrits accessibles (tous les chercheurs, algériens et étrangers, aimeraient que le gouvernement algérien rende enfin accessibles toutes les archives de l’ALN/FLN), on comprend que tout au long du conflit, les deux camps se sont livrés à une véritable lutte psychologique afin de gagner à eux les masses paysannes indécises.

Pour l’armée française, recruter un harki, c’était avant tout une façon (illusoire) de rallier la population algérienne.

A l’inverse, les cadres de l’ALN/FLN, conscients de la stratégie ennemie, ont toujours tenu un discours vis-à-vis des harkis du type : «Vous vous êtes trompés, vous êtes manipulés par l’oppresseur colonial, si vous nous rejoignez, on vous pardonnera vos erreurs.» De fait, un certain nombre de harkis ont quitté l’armée française et ont rejoint les rangs de l’ALN. Et inversement.

Ce genre de va-et-vient a été constant pendant toute la durée de la guerre. A l’indépendance, l’ALN n’a donné aucune consigne à suivre vis-à-vis des harkis.
Chaque officier –voire chaque djoundi– a agi selon sa conscience. Certains se sont montrés cléments –«La guerre est finie, on tourne la page, on ne va pas continuer à se tuer entre nous»–, d’autres, au contraire, ont cherché la vengeance.

Il faut souligner que les violences envers les harkis ont souvent été le fait de «marsiens», ces résistants de la vingt-cinquième heure, ceux qui ont joué les héros quand la guerre était finie (après le cessez-le-feu du 19 mars, d’où ce surnom de «marsiens»).
Pour ces hommes sans courage, frapper ou tuer un harki au moment de l’indépendance ne comportait aucun risque. Alors que se battre contre l’armée française, comme l’ont fait les moudjahidine, c’était évidemment autre chose.

Quel est le nombre exact d’Algériens engagés avec la France durant la guerre d’indépendance ?

Combien sont-ils encore en vie en Algérie et comment avez-vous quantifié leur présence ?

Les chiffres précis restent très difficiles à établir à cause de lacunes dans les archives de l’armée française et aussi parce que tous les Algériens qui ont travaillé en secret pour l’armée française n’apparaissent pas dans les listes.

Mais les historiens sont d’accord sur les estimations suivantes : entre 1954 et 1962, au moins 250 000 Algériens (des hommes âgés entre 16 et 50 ans environ) se sont retrouvés supplétifs de l’armée française à un moment ou à un autre de la guerre.
A ces hommes, il convient d’ajouter les Algériens véritablement engagés dans l’armée française (50 000 hommes, des militaires de carrière), ainsi que ceux qui ont répondu à l’appel du service militaire (120 000 jeunes appelés). Cela fait donc environ 420 000 Algériens qui ont porté l’uniforme de l’armée française pendant la guerre.

Enfin, on estime à 30 000 hommes les civils ostensiblement pro-français : caïds, aghas, bachaghas, gardes-champêtres, gendarmes, policiers, membres du corps préfectoral, conseillers municipaux, etc. Au total, on peut évaluer à 450 000 le nombre d’Algériens (hommes adultes) qui se sont trouvés du côté de la France pendant la guerre de Libération. En considérant leurs femmes et leurs enfants, cela donne 1,5 à 2 millions d’Algériens –sur les 9 millions que comptait le pays à ce moment-là.
Sur les 450 000, seuls 30 000 au maximum sont partis en France. Il en est donc resté 420 000.

Le nombre total de harkis (toutes catégories confondues) assassinés reste la grande inconnue des bilans de cette guerre.

François-Xavier Hautreux, dont les travaux sur le sujet sont les plus récents, considère que «reconnaître l’impossibilité à évaluer le phénomène oblige à l’incertitude, et à évoquer des massacres de "plusieurs milliers d’Algériens" sans plus de précisions».


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