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Portrait d’un cinéaste en intérieur : « Violence et Passion », de Luchino Visconti (1974)

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Avant-dernier film du Maestro, Violence et Passion a bien failli ne pas voir le jour. Cloué dans un lit d’hôpital depuis deux ans, Luchino Visconti peinait à convaincre les producteurs de le financer. Pour que l’Italien retrouve le chemin du cinéma, il aura fallu la ténacité d’un Burt Lancaster, qui se porta garant auprès des assureurs, et un scénario en huis-clos, qui permit un tournage entièrement en studio, moins éprouvant pour le réalisateur du Guépard.

Le Professeur (Burt Lancaster – le terme, honorifique, ne désigne pas nécessairement, en italien, un professeur de métier), vieux monsieur cultivé, vit retranché dans sa maison romaine, au milieu des tableaux qu’il collectionne et de Mozart qu’il écoute en boucle. Bianca Brumonti (Silvana Mangano), comtesse certes, mais en état d’embourgeoisement avancé, insiste pour lui louer le second étage de la maison, où elle s’installe avec sa fille Lietta, le fiancé de celle-ci Stefano, et Konrad (Helmut Berger), son amant-gigolo. Entre le monde d’élégance figée du professeur et celui, agité et vulgaire, de la  »famille » Brumonti, la coexistence est difficile.

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On est bien loin, avec ce huis-clos au casting réduit, de ce que furent Senso ou Les Damnés : le temps des vastes fresques historiques est fini. Visconti a bien vieilli, et cet aristocrate lombard qui, même plus jeune, a toujours semblé quelque peu décalé face aux grands bouleversements que connaissait alors le monde, fait désormais état, dans les années soixante-dix, d’une ambiance (déjà) fin-de-siècle moribonde et délétère. Violence et Passion, film étouffant mais au souffle encore sublime, retrouve les grandes thématiques viscontiennes : la famille et ses secrets (Sandra, 1965), l’état du monde et de l’Italie (Le Guépard, également avec Burt Lancaster, 1963), la décrépitude et l’attente de la mort surtout (Mort à Venise, 1971). Assurément crépusculaire, Violence et Passion est le dernier film entièrement supervisé par Visconti, qui n’eut pas le temps de corriger le montage de L’Innocent, qu’il n’appréciait guère, film par ailleurs adapté de Gabriele d’Annunzio, chef de file du décadentisme italien. La décadence, décidément.

Visconti transforme la contrainte sanitaire de ce huis-clos  »forcé » en grande leçon de mise en scène, non pas, comme le titre français le laisse penser, de la violence et de la passion, mais d’un portrait de famille en intérieur (Gruppo di famiglia in un interno). Le titre italien prévient : le huis-clos (cet interno,  »l’intérieur » d’un lieu et des indications scénaristiques) sera le moteur du récit, mais aussi de la mise en scène de cinéma, expressément reliée, par ce titre, à la peinture et à la photographie, arts du portrait qui fait souvenir et du cadre qui emprisonne. De quelle  »famille » ce film est-il alors le portrait ? Quel genre de microcosme Visconti observe-t-il entre les quatre pans de son cadre ? De la confrontation entre deux mondes à la résurgence des hantises italiennes, c’est bien sûr Visconti lui-même qui se révèle à la faveur du huis-clos, auto-portrait plutôt que gruppo.

Le théâtre d’un affrontement

De la grande demeure romaine, le film ne sort jamais, bien que l’extérieur ne soit pas nié : il fait même office d’enjeu pour les deux  »parties » de cet affrontement fortement dramatique. Le Professeur refuse de sortir, lui qui a, semble-t-il, déjà renoncé au monde pour s’enfermer au milieu des tableaux de maîtres et de ses souvenirs vaporeux (sa mère, sa femme). Face à lui, les nouveaux occupants sont au contraire de toutes les sorties. De ce combat entre l’intérieur et l’extérieur, entre-aperçu par les fenêtres donnant sur des toits – des toiles peintes visiblement, offrant peu de perspectives et de réalisme, donc –, ce sont les pièces tortueuses de la maison qui sortent victorieuses : la caméra ne s’autorise que quelques rares vues dans l’escalier, lieu commun aux deux  »organes » de cette villa-monde. Et même lorsque le Professeur quitte les lieux, Visconti ne le suit pas. 

D’entrée de jeu, le choix du huis-clos s’oriente vers une veine ostensiblement théâtrale : dans cet espace circonscrit éclatent toutes les tensions entre les occupants, exacerbées par la promiscuité. Le décor tient presque du carton-pâte, les pièces à l’emboîtement complexe – un vrai dédale surchargé de tableaux et de tentures – forment le théâtre des déchirements et affections qui caractérisent les relations entre les personnages. Chaque déplacement est chorégraphié, les cachotteries sont soulignées par l’imbrication des espaces où peuvent aisément naître ces affrontements à la progression lente mais inéluctable.

Assurément, le sujet principal de Violence et Passion est constitué de cette rencontre présentée d’emblée comme vouée à se muer en confrontation, une rencontre sans espoir donc. Le récit multiplie les oppositions radicales : la noblesse historique attachée à ses codes face à une nouvelle génération embourgeoisée ; la culture classique (élitiste) face à la culture populaire (vulgaire) ; l’enfermement sur soi face à l’ouverture aux autres ; le solitaire face au groupe ; la vieillesse face à la jeunesse… Comme trame de fond commune, on retrouve le sujet qui fut celui qui intéressa tant Visconti : la déchéance du corps et d’une certaine classe sociale, la sienne : l’aristocratie.

Le décor intègre cette logique d’opposition radicale. L’appartement dans lequel emménage la  »famille » Brumonti n’a rien à voir avec celui du Professeur : c’est un studio moderne, décoré de tableaux abstraits, et dont les cloisons ont été abattues. A ce vaste espace aéré et minimaliste s’oppose le trop-plein du logement inférieur où s’entassent les vieux meubles, les livres, les tableaux, dans des espaces réduits par la multiplication des pièces.

Dans ce décor encombré où l’on peut vivre sans se côtoyer, c’est le son qui transperce les cloisons pour mieux pousser les personnages à la confrontation. Ainsi, dans l’enchevêtrement de pièces mal insonorisées, l’irruption des nouveaux voisins dans la vie tranquille de l’ermite commence par le son avant de venir contaminer l’espace visible : du son off naît la vision. Le beau rêve du Professeur est ainsi interrompu par la trivialité d’une chanson de variété italienne, et de ce son rigoureusement étranger à la culture du Professeur découle la vision d’un événement non moins saugrenu pour ce vieil intellectuel noble : celle d’un plan-à-trois entre Stefano, Konrad et Lietta. De la vision irréelle et poétique (le rêve) à la vision bassement matérielle (la sexualité débridée), c’est bien l’irruption sonore imprévue qui fait lien, de la même façon qu’elle brise les cloisons – physiques et mentales – entre les personnages, les forçant à s’affronter dans ce théâtre sans échappatoire.

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Un microcosme de l’Italie

Si le huis-clos, avec sa dimension hautement dramatique, met en scène les conflits opposant les personnages, il est aussi l’occasion, pour Visconti, de donner à voir – sans, pourtant, qu’on le voie ! – le monde extérieur, et notamment une certaine histoire de l’Italie.

Celle-ci resurgit – justement – lors de la découverte d’une pièce supplémentaire dissimulée dans la maison. De cette pièce secrète, il est dit que la mère du Professeur y a caché des Juifs et des réfugiés politiques pendant la guerre. Le film ne tarde pas à tisser un lien entre cette sombre période d’une Italie ostensiblement fasciste et une Italie actuelle qui, sous couvert de démocratie, voit monter les groupuscules violents. Le parallèle entre le  »fascisme historique » (celui de Mussolini) et un  »néo-fascisme » – plus retors car déguisé – qui se développe dans les années 1970 est alors au coeur des débats et fait l’objet d’un discours qui se répand, notamment par les écrits d’un collègue cinéaste de Visconti, Pasolini, qui entame cette même année 1974 une série d’articles polémiques publiés dans le Corriere della Sera. Il s’agit donc là d’un sujet qui nourrit les débats.

Pour dresser ce parallèle entre passé quelque peu nié et actualité brûlante, Visconti est plus discret que le réalisateur de Salò : le récit de Violence et Passion a tôt fait de distiller les indices de son ancrage très contemporain, malgré une dimension presque atemporelle voire passéiste, notamment relayée par le personnage du Professeur. Trente ans après les Juifs et les communistes, la fameuse pièce secrète sert ainsi de refuge à Konrad agressé, semble-t-il, par des fascistes (ou bien seraient-ce des créanciers ?).

Toute la subtilité du discours viscontien réside dans l’ambiguïté permanente du personnage de Konrad, profiteur poursuivi par ses créanciers tout en étant un intellectuel averti dont la mort reste mystérieuse (attentat ou suicide ?), militant gauchiste mais gigolo d’une femme mariée à un fasciste qu’on ne verra par ailleurs jamais, sorte de fantôme hantant une Italie qui refuse de le voir. S’il est question d’engagement politique dans Violence et Passion, il semble bien que cette notion ne dispose plus de la même grandeur : comme la culture aristocratique, désormais moins exigeante, l’action politique n’a plus l’intransigeance d’autrefois. Elle se confond avec le sexe, le profit, bref : la consommation, fléau des années soixante-dix noyées sous la perversion des valeurs, les désirs devenant des besoins, et les besoins des désirs.

Là intervient un nouvel ancrage dans l’actualité contextuelle occidentale : la libération des moeurs, qui se mue, chez Lietta, Stefano et Konrad, en véritable insolence, celle d’une jeunesse avide de consommer cette liberté, une jeunesse qui n’a pas connu la guerre. Le monde a changé trop vite semble-t-il : interrogé sur sa propre jeunesse, le Professeur raconte qu’il a étudié, voyagé, fait la guerre – puis s’est marié. D’une telle expérience à celle du plan-à-trois trente ans plus tard, l’écart semble trop grand, comme les cloisons de la maison trop nombreuses, pour espérer un dialogue. Les liens ne pourront se nouer, j’y viendrai, que par la culture : c’est le désir de transmettre, de briser les cloisons, qui pousse le Professeur à voir dans Konrad un héritier, voire un fils véritable.

« Le prix du progrès est la destruction », déclare le Professeur. Très viscontienne, la formule résume bien aussi le positionnement du personnage principal face à l’histoire : qu’un progrès ne peut se faire que sur le dos de quelque chose qui doit alors mourir. Dans le microcosme formé par la maison romaine, la mort rôde en effet.

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Un personnage enfermé et condamné

D’entrée de jeu, ce Professeur, avec sa mine d’être usé, enfermé au milieu de fantômes – les tableaux, les souvenirs – dans cette maison aux allures de mausolée, est donné pour presque-mort. Cette condamnation initiale est pourtant démentie par l’arrivée tonitruante des nouveaux locataires, car, s’il y a certes conflit et opposition radicale entre les deux étages, il n’y en a pas moins éveil d’un homme qui s’était pourtant volontairement retranché du monde. La vivacité bruyante de la famille l’agace, mais elle le sort également de sa torpeur, donnant une  »famille » à celui qui n’en eut jamais de véritable, et c’est Konrad qui lui apporte, en se présentant comme son alter ego, cette relation père-fils à laquelle il aspirait sans le savoir.

Au début du film, le Professeur n’a de cesse de répéter son amour pour les oeuvres des hommes, sans toutefois apprécier la compagnie des hommes eux-mêmes. Il évoque avec poésie la beauté de la mer, alors qu’il ne sort jamais de sa maison aux fenêtres presque bouchées. Konrad remarque bien les paradoxes de cet homme tout en discours : il est certes un aigle en majesté, volant dans le ciel au-dessus de la « masse » des corbeaux, mais qu’adviendra-t-il s’il tombe ? Personne ne l’aidera à se relever. 

Une approche psychanalytique de Violence et Passion serait la bienvenue. Sans prétendre pouvoir m’y atteler, je note tout de même qu’encore une fois, le décor en huis-clos contribue à identifier la psychologie (voire, ici, la pathologie) du personnage qu’il accueille. Cet intellectuel cultivé, soucieux de ne pas s’attacher aux autres afin de s’en protéger et qui s’entoure de portraits de disparus, fait montre d’un esprit tortueux et labyrinthique dont les nombreuses dérivations et errances se manifestent dans l’espace particulier de cette maison qui semble ne jamais finir, avec ces pièces donnant sur des couloirs conduisant à leur tour dans de nouvelles pièces – un espace où le corps, et l’esprit, peuvent tourner en rond, ressasser le passé et se couper de l’extérieur.

Face à Konrad qui s’impose à lui comme un homme cultivé gâché par l’époque, le Professeur peine à réprimer son envie – réflexe de survie aristocratique – de l’ériger en héritier. Leur relation ne demeure pas sans ambiguïté : cette question de la transmission, qui va de paire avec celle de la déchéance et de la décrépitude d’un monde, thématique chère à Visconti, s’accompagne d’une difficile situation de leur relation, entre amitié, paternité, voire tension sexuelle. Elle demeure toutefois axée sur l’idée d’une transmission purement intellectuelle qui s’achèvera tout de même par une belle lettre signée d’un émouvant « votre fils ». Une reconnaissance malheureusement arrivée trop tard.

Difficile de ne pas voir, dans ce personnage cloîtré, assistant impuissant à la fin de son monde, soucieux de transmettre son savoir sans y parvenir, ressassant le passé en craignant pour l’avenir, une projection de Visconti lui-même, surtout quand on sait que Violence et Passion fut son avant-dernier projet. Il est d’autant plus difficile de ne pas céder à la tentation testimoniale que Burt Lancaster a tout d’une projection du cinéaste, et que face à lui on retrouve en jeune homme ambigu Helmut Berger, muse et amant de Visconti, tout cela dans un film au récit enfermé en un lieu unique, comme son auteur était enfermé dans sa chambre d’hôpital. Il est temps de dire également que le personnage de Lancaster n’est jamais désigné autrement que par cette appellation respectueuse de  »Professeur » : il est un type, pas un individu – un type sur lequel on peut donc aussi projeter l’image de Visconti lui-même.

Mais plus que tout cela, c’est le titre qui nous fait voir dans ce film, peut-être pas une projection du cinéaste en personne, mais très certainement une projection de ce que c’est que d’être un cinéaste intellectuel près de la mort et prêt, probablement, à accueillir la mort. Revenons-en une dernière fois à ce beau titre original, Gruppo di famiglia in un interno. Il laisse apparaître le huis-clos comme une contrainte à la fois narrative – donner à voir la montée de l’intolérance entre les membres de cette  »famille » en les isolant dans ce lieu clos, comme sur un ring –, et formelle : ce  »cadrage » qu’impose la peinture de groupe ou la photographie de famille, on le retrouve dans le décor découpé, théâtral et sinueux du film.

Violence et Passion 4

Du récit à la mise en scène, il est toujours question, dans Violence et Passion, de donner à voir quelque chose en en dressant le portrait, de rendre sensible ce que le cadre a choisi de montrer – en apparence, le portrait de famille, les tableaux de maîtres dans la maison – pour mieux faire voir son envers – un homme seul, qui assiste à la disparition de ses valeurs, avant d’assister à la sienne. Le Professeur, ou le Cinéaste ?

Alice Letoulat

 

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