Edité en jaune et rouge chez Buchet-Chastel et sous-titré "pour Aimé Césaire", le dernier
livre de Claude Ribbe, auteur remarqué en 2005 pour Le Crime de Napoléon (Editions Privé), porte en lui le feu d'une analyse rédigée non pas dans l'urgence (ce qui est
pourtant le cas), mais parce qu'il est toujours nécessaire de rappeler aux personnes qui daignent encore lire des livres, le peu de considérations offerts au poètes, surtout si leurs peaux
sombre, leur langue bien pendue, leur ténacité irréductible, les maintient dans le camp des "irrécupérables".
On raconte que Césaire, dans les années 1930, se trouvait place d'Italie à Paris, quand un homme au volant de sa voiture lui aurait lancé : "Eh, p'tit nègre... !" Et Césaire de lui rétorquer :
"Le nègre vous emmerde !". Peut-être que ce "vous" fait la marque des grands. Comme on dira d'un artiste : il a la classe. L'attitude. Juste l'attitude.
Or, il se trouve que les agents républicains de tous bords semblent là rater une belle occasion : celle de panthéoniser Aimé Césaire, j'ajouterais : "pour de vraies raisons et avec les formes" .
Ribbe en offre une manifeste, et, disons-le, une magnifique démonstration. Il rappelle le parcours de ce martiniquais avant tout français, maire de Fort de France puis député (avant
d'être auteur) dès 1946, mais aussi longtemps membre du PC, qu'il fut préfacé par André Breton, etc., etc., mais surtout l'auteur d'un livre qui maintient en éveil la mauvaise conscience de
l'esprit colon qui sommeille encore en beaucoup de nos concitoyens : Discours sur le colonialisme (1950). Ce texte est étudié dans les collèges aujourd'hui. J'ai
vérifié. La censure rappelée par Ribbe n'a finalement pas été pérenne.
Qu'Olivier Py ait rendu possible à l'Odéon le seul hommage intéressant (qui vit jouer La Tragédie du Roi Christophe écrite en 1963) n'étonnera guère les partisans d'un
théâtre français joué par des français pour des français : l'entrée de Césaire à la Comédie française est récente, celle de Marie N'Diaye fait encore jaser les cons de tous bords, comme l'idée
d'intituler "Continents noirs", une collection chez Gallimard ouvertes aux plumes francophones issues des anciennes colonies afro-antillaises : "Mais quelle drôle d'idée quand même", ricanait
lors du dernier salon du livre de Paris un type que je croyais plus intelligent et qui voyait depuis dix ans tous les jours dans les bureaux de Nova ses potes "blacks" galérés comme des malades à
la recherche d'un éditeur qui propose autre chose que du compte d'auteur. Les détracteurs, les fâcheux, mais aussi certains intéressés (les négrophiles ?) préfèreraient le silence, comme pour
mieux ajouter au mépris. A cette logique de mort (de la mémoire), il faut répondre par le bruit. Claude Ribbe n'est pas du genre à se taire. On se souvient de ses prises de paroles (quand on
tente de réduire son essai Le Crime de Napoléon à un "Napoléon = Hitler"), il y revient d'ailleurs sur son site, territoire de liberté de paroles et de "mots mis en face des choses" : là encore, je ne connais pas beaucoup
d'intellectuels abordant toutes ces questions avec autant de justesse dans l'argumentation (il en est un dont je n'écrirai pas le nom [Ribbe en a le courage, lui] qui s'associant à quelque
comique autrefois aimé de nous, ferait mieux de réfléchir avant de parler).
Cette justesse, cet art du lien, de la citation, bref, de la rhétorique, fait toute la force et la différence dans Le Nègre vous emmerde. Il est bon d'y lire comment les
Villepin, Bayrou, Royal et autres politicards borgnes, tentèrent ces dernières années de récupérer les votes martiniquais (et antillo-guyanais) en cherchant la bénédiction de Césaire. On ne
s'étonnera guère des manœuvres mais plus de l'attitude de Césaire : il tiendra la dragée haute face à De Gaulle en 1964, face à Giscard ensuite, et finalement, ce n'est PAS parce que Mitterrand
tient quelque peu ses promesses en matière d'autonomie et de reconnaissance des "DOM", que le Césaire politique devient le parangon du Socialisme. Quant à Sarko : il déboute le ministre pour
accueillir ensuite le candidat aux présidentiels. Liberté grande.
Page 70-71, je vous recommande un vibrant passage sur le "dénominateur commun" et la solidarité de la souffrance. Si l'on ne croit pas à ça, c'est à vous désespérer de la race humaine. Ah ! le
mot "race" : Ribbe lui fait un sort, bon c'est pas nouveau, mais ça fait là aussi du bien de lire "dans le bon sens", des choses qui nous semblaient acquises, voire élémentaires. En vérité, les
faits, l'actualité, démontrent tous les jours notre incapacité linguistique à faire notre révolution [en ce qui me concerne, cette révolution-là commencée au lycée n'a jamais cessé
d'advenir...]
On apprend aussi ce qu'a été le Buridom (Bureau pour la migration intéressant les département d'outre-mer). Je ne savais pas. Mais j'avais quelque doute. Là encore, De Gaulle, comme Napo, en
prend pour son grade de général.
Enfin on revient sur le Panthéon, ce monument laïque dont rien que la croix dominante signifie la sombre hypocrisie. J'ai longtemps été partisan d'un Diderot au Panthéon : mais le côté
"girouette" du confondateur de l'Encyclopédie ne plait pas aux panthéonisateurs. Césaire seraitt-il "rangé" dans le secteur "inclassable" et de fait, non admissible sous la coupole
Soufflot ? Après la mise en bière sur son sol natal, la mise en boîte par les récupérateurs, pour terminer avec une mise au tombeau symbolique, un "cénotaphe" : c'est entre autre ce que dit
Ribbe.
Je n'ai qu'un seul regret : les deux dernières petites phrase, au dos du livre, de ce que l'on appelle l'argumentaire destiné au lecteur pressé : "A partir de là, Claude Ribbe interpelle
les Français. Sont-ils enfin capables de regarder en face la réalité de leur racisme ? "
Ce livre vaut bien mieux qu'une tentative de culpabiliser "les Français" sur ce qu'ils auraient en propre : une forme inhérente de racisme. Oublions le marketing, les généralités maladroites de
dos de couverture, et lisons cet essai : le 5 juin dans toutes les librairies (enfin, on l'espère).