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Tant de bagages pour un si court voyage

Par Jmlire

Tant de bagages pour un si court voyage

" Il y a dans toute la ville un air d'opulence presque déprimant qui culmine dans la "grande place" qui entoure le Grand Théâtre, établissement de très beau style ceint de colonnes, d'arcades, de réverbères et de cafés pleins de dorures. On a l'impression d'un monument élevé à la gloire de la bouteille bien choisie. Si je ne m'étais pas interdit de m'attarder, j'aurais envie de m'appesantir sur ce sujet et, au risque de donner l'impression que je m'égare, j'établirais un parallélisme entre le bon bordeaux et les plus hautes qualités de l'esprit français ; je soutiendrais que l'on retrouve le goût d'un vrai bordeaux dans les meilleures manifestations de cette excellente machine et, réciproquement, qu'il y a quelque chose de raisonnable et d'achevé, à la française, dans un verre de pontet-canet. Le danger d'une telle digression serait de permettre trop facilement au lecteur de me contredire en disant que le bon bordeaux n'existe pas. A quoi je ne pourrais rien répondre. Je serais incapable de lui dire où le trouver. Je ne l'ai certainement pas trouvé à Bordeaux, où j'ai bu un liquide fort commun, et il est de notoriété publique qu'une grande partie de l'humanité passe son temps à le chercher en vain. On s'est donné l'air de l'exhiber à l'exposition qui avait lieu au moment de ma visite, "exposition philomatique" abritée dans un ensemble de gros bâtiments temporaires installés sur les allées d'Orléans et que les Bordelais considéraient alors comme l'attraction la plus remarquable de leur ville. On y trouvait des pyramides de bouteilles, des montagnes de bouteilles, sans parler des caisses et des meubles à bouteilles. La contemplation de ces échafaudages rutilants n'avait bien entendu rien de très convaincant : ce qui me frappa fut l'extrême impertinence de cette manifestation. Le bon vin n'est pas un plaisir optique, c'est une émotion intérieure ; et s'il y avait une salle de dégustation sur place, en tout cas je ne l'ai pas découverte. Il est vrai que je n'ai pas occupé à la chercher la demi-heure que j'ai passé dans ce stupéfiant bazar. Comme toutes les "expositions", celle-ci m'a paru pleine d'horreurs et donnait une idée peu optimiste de la masse des choses sans intérêt avec lesquelles l'homme traverse les âges. Tant de bagages pour un si court voyage !..."

Henry James : extrait de " Voyage en France", Première publication en 1884, Robert Laffont, 1987.

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